ENSEMBLE AL-KINDÎ
alkindi.org
amazon.com
Le Chant du Monde / Harmonia Mundi
marzo de 1998
CD 1 [73:48]
Wasla maqâm hijâz-kâr-kurd
Suite modale orientale classique
01 - Samâ‘î [6:48]
Prélude instrumental (Nadîm Darwîsh)
02 - Taqsîm ‘Ûd Qâdri Dâlal
[4:20]
03 - Mûwashshah - chant classique mesuré (‘Umar
al-Batsh) [7:39]
Rythme 9/8 Aqsâq
Adhdhibûni · Faites-moi souffrir autant
que vous pouvez
04 - Qasîda - improvisation vocale sur poème classique
[6:29]
"Ra'aytu-l-hilâla" · J'ai vu un croissant de
lune efface de l'Aimé
Wasla maqâm
Sabâ
Suite modale orientale classique
05 - Mûwashshah - chant classique mesuré (anonyme)
- Rythme 13/8 Dhârâfât [4:38]
"Tif yâ durrî" · Tourne ma perle rare
06 - Mûwashshah - chant classique mesuré (Zuhayr
Minîni) - Rythme 10/8 Samâ‘î [4:07]
"Yâ ghazâl" · Ô ma gazelle
07 - Mûwashshah - chant classique mesuré - (Sabri
Moudallal) [2:29]
"Ilâhî yâ rahmân yâ basîr"
· Ô Dieu miséricordieux, et omniscient
08 - Qadd - Chants populaires alépins [7:34]
* "Al yana bil-gharâm"
* "Yâ mas `ad al-subhiyya" · Quelle belle
matinée
09 - Mawwâl - improvisation vocale sur poème dialectal
[13:49]
* "Hayyâk ya mekrem el-qessâd we mwâli ‘ind
esh-shadâyed"
Salut à toi, qui honores ceux qui recherchent ta compagnie et
les assistes dans leurs épreuves
* "‘Atabt khillan" · J'ai fait des reproches
à mon amant
10 - Dawr - Chant néo-classique d'origine égyptienne
[6:47]
"Yâ qalbî lêh" · Pourquoi 'd mon
cœur (anonyme)
Qadd-s - Chant populaire alépin
"Yâ man jafâ wa man raham" · Toi qui me
dédaignes et ne veux m'épargner
11 - Rêverie du petit matin - Mawwâl Bayâti
Mawzûn [9:05]
CD 2 [61:58]
Wasla maqâm
râst
Suite modale orientale classique
01 - Taqsîm Nây - improvisation de flûte:
Ziyad Qadi Amin [8:08]
Samâ`î Râst - prélude instrumental (Georges
Michel)
02 - Taqsîm Qânûn - improvisation de cythare:
Julien Jalâl Eddine Weiss [5:34]
03 - Layâlî - improvisation vocale [5:03]
04 - Mûwashshah - chant classique mesuré - Rythme 10/8
Samâ‘î [6:20]
"Malâ-al-kâsât" · Il a rempli les
coupes (Muhammad ‘Uthmân d.1900)
05 - Mûwashshah - chant classique mesuré (anonyme)
Rythme 19/4 Âwfar Masri [3:21]
"Man kunta anta habîbahu" · Celui dont tu es
l'aimé quel beau sort est le sien
06 - Mûwashshah - chant classique mesuré (anonyme)
Rythme 14/4 Muhajjar [3:48]
"Yâ turâ ba`d al bi`âdi" · Crois-tu
que mon chéri après l'absence me paiera
d'étreintes mon dû?
07 - Mûwashshah - chant classique mesuré (anonyme)
Rythme 20/4 Fâkht [3:01]
"Bi-sifâtin ja ‘alatnî" · Par des
images elle a rendu de lui mon cœur éperdu (anonyme)
08 - Qasîda - improvisation vocale sur poème classique
[13:03]
"Yâ qalbu" · Ô cœur, toi qui dans
tes amours m'a promis la constance (‘Umar Ibn
Al-Fâirid 1181-1235)
"Kam laylatin" · Tant de nuits où mon ceil a
veillé (‘Abd al-Rahîm al Bura‘î)
09 - Taqsîm Ûd et Qasîda Mawzûna -
improvisation vocale mesurée sur poème classique [6:49]
"Yâ sâkinîna bi-qalbi" · Vous qui
logez en mon cœur
"A barqun badâ min jânibi l-gawri" · Un
éclair a t-il scintillé dans le désert, ou Leila
aurait-elle relevé son voile (Ibn al-Fârid)
10 - Qadd - Chant populaire alépin (anonyme) [6:49]
"Hebbi malak" · Mon ange chéri
Arrangements traditionnels - Julien Jalâl Eddine Weiss
Sabri Moudalal, Omar Sarmini - Chant
Julien Jâlal Eddine Weiss - Cythare orientale
(Qânûn), direction artistique
Ziyâd Kâdî Amin - Flûte en roseau (Ney)
Qadri Dalal - Luth (‘ûd)
Adel Shams el-Din - Tambourin à cymbalettes (riqq)
Maher Moudalal, Qadri Dalal - Chœur (Munshiddin)
Le
passé
Une émotion intense proche de l'extase
par Jean-Louis Mingalon
La tradition du salon de musique est certainement très ancienne
mais son origine se perd dans les mille et une nuits des temps arabes.
Rêves d'Orient... Il n'est pas difficile d'imaginer de riches
mélomanes invitant régulièrement dans leurs vastes
demeures les meilleurs chanteurs et musiciens de la ville ou
d'ailleurs, des concerts privés donnés à
l'intérieur, dans la grande pièce centrale de la maison
et, dès l'arrivée des beaux jours, à
l'extérieur autour de la salle voûtée ouverte comme
un salon d'été. Le thé et le café, quelques
pâtisseries peut-être, étaient discrètement
servis aux invités pour ne pas gêner les musiciens qui
jouaient souvent tard dans la nuit Atmosphère à la fois
recueillie et chaleureuse, ponctuée des Allah, Ya Salam
et autres cris de satisfaction et d'encouragement lancés aux
artistes interprétant le répertoire sacré et
profane, si tant est que cette distinction ait un sens. Car du
poème d'amour à l'union mystique, le pas a toujours
été vite franchi. Nul doute, en tout cas, qu'une
émotion intense proche de l'extase, le fameux tarâb,
naissait de telles soirées.
Alep, la capitale du nord de la Syrie, étape de la fameuse route
de la soie et du pèlerinage vers La Mecque, possède
depuis longtemps une tradition musicale originale et une population de
mélomanes raffinés. Encore vivante jusqu'au
XlXsiècle, la pratique du salon de musique y a progressivement
décliné pour quasiment disparaître. Et pourtant...
Au début des années 70, Julien Weiss, musicien
français formé à la guitare classique, poursuit sa
marche vers l'Orient. En découvrant la musique arabe savante en
1976, grâce à un disque de Mounir Bachir, le maitre
irakien du ûd, sa vie a basculé. Depuis, de
capitale en capitale, il s'initie à la musique arabo-turque et
à la pratique du qânûn. Après Le
Caire, Tunis, Istanbul, Beyrouth et Bagdad, il arrive en Syrie. A Alep
où il se forme auprès d'un maître du qânûn,
Ali Waiz, il apprend qu'un certain Yahya Zein Al-Abdin organise chez
lui, toutes les semaines, un concert privé où tout le
monde est le bienvenu. C'est là qu'il entend pour la
première fois Sabri Moudallal le plus ancien et brillant pilier
de l'art vocal savant et citadin, muezzin à la grande
mosquée d'Alep. Le temps a passé, Yahya s'est
marié et a cessé d'organiser des soirées
musicales. Mais Julien Weiss, devenu depuis Jalâl Eddine, a eu le
coup de foudre pour la vieille cité d'Alep. Il a
décidé de s'y installer et de reprendre le flambeau,
c'est maintenant lui qui tente de garder vivante la tradition du salon
de musique.
La vie musicale d'Alep
par Christian Poché
Depuis quelques années, Julien Jalâl Eddine Weiss,
virtuose de la cithare sur
table arabe dite qânûn, a acquis dans le vieux
quartier de Bâb Qinnissrîn, une ancienne résidence
mamelouke avec sa cour intérieure où l'on imagine
qu'autrefois poussaient cédratier, citronnier, pistachier. Ces
arbres choyés des intérieurs alépins ont fait la
réputation de la cité. Les murs de la cour,
patinés d'une poussière aussi quotidienne que
millénaire sont souvent tapissés de vigne-vierge et de
lierre. Un bassin se dresse au centre de la cour, il s'alimente d'une
ou de plusieurs fontaines. L'eau s'y déverse par petites
cascades et par clapotis, elle dévale ainsi une série de
marches. Ca sortes d'autels élevés autour du bassin sont
dénommés sansabîl par les Alépins.
Il procurent un susurrement intime et continu qui pousse la
rêverie. Ce roucoulement exprime à sa manière la
nature et la pare d'un tissu musical bien délicat.
Le choix d'Alep n'est pas fortuit. La ville est
considérée en Syrie, sinon au Proche-Orient, comme une
capitale de la musique et de la gastronomie. C'est ici que,
malgré les vicissitudes du modernisme, se conserve un patrimoine
musical, confié à des interprètes
généralement formés au chant La musique arabe dont
fait partie l'héritage alépin, est avant tout vocale: on
ne se lassera jamais de le répéter. Si la
notoriété de ces voix dépasse rarement le cadre de
la cité, en revanche il devient possible d'en établir
dans le temps la filiation artistique par voie de chaînons, et
d'atteindre ainsi le XVIIIe siècle: ce qui est assez prodigieux
dans un domaine marqué par l'oralité.
Les frères Russell
C'est à cette époque qu'une description chaleureuse va
brosser un tableau assez complet de la vie musicale à Alep. Elle émane de la
plume de deux résidents anglais, Patrick et Alexander Russell qui signent
à Londres la première édition de leur récit
en 1756: The Natural History of Aleppo. On y apprend ainsi,
mais ce fait a-t-il de quoi étonner, que le concert
alépin est essentiellement privé: il se déroule
dans les maisons traditionnelles, dont la résidence de Julien
Weiss est un bel exemple. L'ensemble de chambre invité pour
divertir s'installe sur une mastaba. Ce terme a
été mis en valeur par l'égyptologie, et le mot est
entré dans la langue française, où il
désigne un momument funéraire. Dans le dialecte
alépin, cet attribut revêt une signification autre: il
veut dire une surélévation en pierre à hauteur du
genou, intégrée à la construction. Cette sorte de
galerie étroite, garde-corps à sa manière, longe
le mur au fond de la pièce centrale, ou bien court tout au long
des vitraux multicolores qui scintillent de lumière dans les
salles attenantes. Lorsqu'elle est absente du bâtiment, un long
divan s'y substitue. C'est sur la mastaba que prennent place les
musiciens, assis en tailleur sur des coussins, ils donnent l'impression
de tenir séance, comme en témoigne cette gravure
illustrant la monographie des frères Russell. Sans s'en douter,
ils venaient de décrire le premier ensemble de chambre de la
musique savante arabe, connu par la suite sous le nom de takht,
ce qui littéralement signifie "le lit"
Le Takht
Ensemble instrumental traditionnel
Les auteurs rappellent aussi que l'un des instruments principaux du
concert alépin est soit la cithare à cordes frappées, santûr,
soit celle à cordes pincées, le qânûn.
Si la première a définitivement disparu de l'horizon
alépin, la seconde en revanche s'est maintenue. La cithare sur
table s'entoure d'autres instruments qui accompagnent le chanteur. On y
trouve ainsi une flûte de roseau dite flûte de derviche: le
nây, un luth à long manche (tanbûr),
une vièle à pique et à cordes frottées (kamanja)
et les indispensables percussions à membranes: tambours sur
cadre ou petites timbales (daff et naqqâra).
Là aussi, sans s'en douter, les frères Russell
décrivent la première formation moderne qui associe
cordes, vent et percussions, formation qui a surtout
évacué les instruments de plein air puissants, comme le
hautbois zûrnâ dont la force indispose, car
l'instrument écrase ses confrères. Le hautbois
s'insérait autrefois dans des ensembles de chambre de
manière anarchique. Son retrait a dû, dans la ville
d'Alep, s'effectuer au XVIIe siècle, puisque cet instrument est
présent dans les demeures bourgeoises et aristocratiques, comme
le rapporte le Chevalier d'Arvieux, consul de France à Alep
à cette époque. Il y a donc dans ce XVIIIe siècle
alépin un renversement des choses, un changement de
mentalité et l'apparition d'une esthétique autre qui
correspond également sur le plan architectural à une
volonté de développement de l'urbanisme. On abandonne
ainsi un univers musical bâti sur la puissance sonore pour celui
de la douceur. A partir du XVIIIe siècle, on est donc en
présence d'un ensemble de chambre moderne qui s'est
conservé jusqu'à nos jours. Il se différencie
foncièrement des curieux modèles maintes fois
dépeints par les miniatures tant ottomanes que persanes de
l'époque ou des siècles antérieurs. L'ensemble de
chambre takht, quintessence d'une formule
équilibrée et délicate, accorde au salon de
musique son intimité à part entière. N'aurait-il
pas vu le jour à Alep?
Durant le rude hiver, où parfois il neige, le salon de musique
se tient à l'intérieur, dans une salle voutée la qa‘a,
éventuellement coiffée d'une haute coupole, la qubba,
semblable à une petite église byzantine ou une
mosquée. Dès le printemps, il s'installe dans ce que l'on
nomme l'iwân. C'est le salon de plein air. Il s'agit d'une salle voûtée en ogive qui
s'ouvre sur la cour, face au bassin et aux sansabîl-s. La
voûte constitue une caisse de résonance miraculeuse: elle
répercute les voix. L'iwân est toujours
disposé vers le nord afin de bénéficier de la
fraîcheur car l'atmosphère devient très vite
suffoquante et le fond de l'air brûlant. N'est-ce pas à
Alep que le dicton se répète à
satiété: âb al-lahhâb (août
l'embrasé)? Il y a donc une tradition du concert privé
qui s'est maintenue à Alep à tous les échelons de
la société, de l'aristocratie aux couches les plus
populaires, et que représentent, sur ces deux disques, les voix
de Sabri Moudallal et de Omar Sarmini. La maison privée, que
l'on nomme en alépin hawsh, celle d'autrefois,
échappait par la hauteur de ses murs externes aux regards
indiscrets. Si elle maintient par cet isolement l'intimité
requise, elle ne s'avère pas l'unique lieu où se
manifestera l'activité musicale. Il en existe un autre que les
gens de bonne compagnie ne fréquentent guère, c'est le
café.
Le Café musical alépin
Lieu de passage obligé des grands chanteurs
La différence est grande entre l'un et l'autre lieu, mais la
musique qu'on y joue doit y être la même et relever des
mêmes règles. Dans le salon, seuls les invités ont
le privilège de répondre au maître des lieux. Dans
le café, l'espace, loin d'être clos, est public. Mais tel
n'a pas toujours été le cas. Le café
alépin, dont on conserve des traces de nos jours dans la vieille
ville, peut se transformer à son tour en un lieu privé.
Il se claquemurera, scellera portes et fenêtres. En se
barricadant il ne laissera échapper de l'intérieur que
rumeurs sonores et bribes de musique. Personne n'est dupe parmi les
passants mais aucun ne forcera l'entrée sauf s'il est
invité. Il s'agit dans ce cas précis d'une soirée
privée qui se déroule généralement le jeudi
soir. Elle animera fête ou mariage et se prolongera tard dans la
nuit. Dans les rares cafés de la vieille ville qui maintiennent
cette tradition, comme celui du Sakatiyya, c'est un takht
qui détient le haut du pavé. Il s'est cependant
modernisé en multipliant les violons et en faisant appelà
une microphonisation à outrance. On cite dans ce genre, car le
souvenir est encore vivace dans la mémoire locale, le
"café des aveugles", (qahwat al-‘umyâin)
encore en vigueur au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. S'il
s'est affublé de ce nom insolite, c'est qu'il permettait
vraisemblablement aux soirées musicales féminines de
s'épanouir librement et sans contrainte. Les musiciens,
généralement des hommes, étaient choisis parmi les
aveugles de la ville. Ils ne pouvaient en aucune manière
importuner la gent féminine, qui s'en donnait à
cœur joie. Bonne conduite et morale étaient ainsi
respectées.
Avec l'extension de la cité, à l'orée du XXe
siècle, les cafés d'Alep se multiplient mais se
déplacent aussi. Ils se situent dans les jardins alentour, non
loin de la rivière Koueik asséchée depuis. Ils ont
pignon sur rue dans une zone devenue le poumon central de la ville. Ces
cafés, certains de plein air, d'autres couverts, ont disparu,
remplacés par des immeubles modernes ou des cinémas. L'on
cite ainsi le Chahabandar où se fit acclamer en 1908 et
pour son inauguration, le fameux chanteur égyptien Salâma
Higâzî (décédé en 1917). Ce
café prestigieux verra ultérieurement défiler les
plus grandes célébrités de l'époque qu'elle
soient musicales ou politiques, car c'est ici que les meetings les plus
importants se tiendront. Au début du siècle, ces
cafés s'éclairaient au moyen de lampes Lux, dont le
nombre était fonction de la célébrité de la
vedette qui s'y produisait. On sait ainsi que le Chahabandar
inaugura ses activités avec 14 lampes Lux. La réputation
d'Alep bien flatteuse faisait de son public de fin connaisseur, une
sorte de passage obligé qui consacrait les artistes. Les
frères Russell avaient déjà noté que ses
citoyens possédaient une bonne oreille. La danseuse Badi‘a
Masabnî (décédée en 1977), dira plus tard
dans ses mémoires, que tout artiste à la recherche de la
notoriété se devait d'affronter à Alep les feux de
la rampe.
Plus tard encore, les cafés chantants se
déplacèrent pour s'installer dans les faubourgs, comme le
fit le Sabîl. Vers les années 50, il était
encore bien perdu dans l'immensité désertique du plateau
alépin. Depuis il a été littéralement
absorbé par la cité tentaculaire, transformé en
une sorte d'oasis perdue dans un monde de bâtiment en pleine
effervescence de bloc de calcaires et de béton armé.
C'est ici que le grand maitre du répertoire alépin Sabah
Fakhri a fait ses premières armes. Ce répertoire à
un nom: la suite, ou en arabe wasla, ce qui veut dire
lié ou rattaché par une série de chaînons.
Il s'agit de pièces successives qui s'enchaînent selon les
lois de la modalité et qui rassemblent toute les facettes du
répertoire. Véritable éventail, la wasla
se déroule comme un microcosme de l'univers musical.
La Wasla
Suite de pièces vocales et instrumentales
Le terme de wasla semble récent. Il n'est pas
mentionné dans les textes du passé et n'apparaît
dans les traités de musique égyptienne que sur la fin du
XIXe siècle. Les frères Russell ne le citent pas, mais
reconnaissent que le concert alépin enchaîne une
succession de pièces. Ils évoquent ainsi l'existence du mawwâl
qui s'insère entre "l'air et le récitatif": traduisons,
entre la pièce mesurée de type mûwashshah
ou qadd et la qasîda improvisée donc
libre. Il en va de même au XIXe siècle dans les
écrits d'Edward Barker (1876), qui fut consul d'Angleterre
à Alep. Ce dernier consigne dans ses mémoires un chapitre
qui dépeint l'ambiance festive des noces, relate ses danses,
dont celle des épées, et évoque forcément
sa musique. Barker ajoute que le concert alépin était
généralement très long.
La wasla était sans aucun doute pratiquée
conjointement en Egypte et en Syrie, mais les règles
d'enchaînement des pièces différaient ici et
là. Les Alépins plaçaient la qasîda
au cœur de la suite, les Egyptiens s'en servaient pour la
conclure. Malgré ces menus détails techniques, les deux
pays ont formé un axe musical et des échanges se sont
noués de part et d'autre: ils ont donné naissance
à une école syroégyptienne, dont Alep occupe une
place de choix. Cet axe musical symbolique en soi, était sans
doute là pour s'opposer à cette autre suite
développée dans l'Empire ottoman parmi les Turcs, sous le
nom de fasil.
Le Dawr
Chant mesuré et semi-improvisé sur un poème
dialect
de construction binaire, le dawr comprend un premier couplet
intégralement composé, le deuxiéme laissant le
soin au chanteur de développer en improvisant à partir
des thèmes mélodiques exposés en première
partie. Si l'Egypte a vu la naissance au XIXe siècle de cette
forme tant prisée, léguée à la wasla
alépine où elle est désormais incluse, il n'en
demeure pas moins que la suite a disparu du côté du Nil
avec la montée de la chanson kulthumienne et la mort en 1962 de
Sâlih ‘Abd al-Hayy, son dernier représentant La wasla
ne se maintient plus de nos jours qu'a Alep où elle est le fer
de lance du salon de musique: il ya d'abord la wasla de
manière générale qui suit des règles
d'enchaînement imposées par la tradition et qui font
succéder des pièces mesurées aux improvisations
libres. Il existe aussi la wasla de mûwashshah-s,
comme la wasla de qudûd, corollaires d'un
même tronc commun. Dans tous les cas il s'agit de prendre comme
dénominateur un mode de base: le maqâm, qui
servira de lien unificateur. Outre l'art de la modulation, la
règle d'or de l'esthétique musicale alépine, comme
celle de la musique savante arabe du Proche-Orient de manière
générale, impose également qu'une
accélération légère se fasse sentir. Elle
est moins tributaire du tempo à proprement parler, mais
relève d'un enchaînement subtil de pièces aux
rythmes de plus en plus légers qui apporte ainsi l'illusion
d'une accélération.
Dans la wasla alépine, il est demandé au chanteur
une connaissance parfaite de la langue arabe et de ses intonations,
puisque celui-ci est appelé à illustrer une langue
classique (qasîda), semi-classique (mûwashshah),
dialectale (dawr, qadd, mawwâl) et
bédouine (mawwâl baghâdî) avec les
intonations d'usage à respecter et sur lesquelles il sera
jugé.
Le style adopté par Sabri Moudallal au cours de son
interprétation, est marqué par un souci continu
d'improvisation. C'est sans doute le trait de génie de
Moudallal, qui ainsi se sépare de ses confrères et autres
chanteurs alépins. Il enjolive à bout portant et à
tout moment, ces différentes pièces fixes à
l'origine et transmises par la tradition: mûwashshah, qadd.
Cette liberté d'expression qui dans le langage du musicien porte
le nom de harakât, littéralement vocalisations,
donne vie à un contour rigoureux, et instille une couleur
particulière, vivifie l'interprétation qui en devient son
moteur principal. C'est un véritable tour de force que de
transformer un répertoire qui pourrait facilement sombrer dans
l'académisme, en le recréant à chaque instant, en
lui insufflant ce je ne sais quoi, qui fait la grandeur de l'artiste.
A l'instigation de J.J. Weiss, et pour donner plus de panache à
ces variations inventives, une sorte de joute amicale se noue avec
cette autre coqueluche locale, le chanteur Omar Sannini. Celui-ci
alterne avec Sabri Moudallal de telle manière, qu'a chaque
moment la création se renouvelle. Cette présence de deux
solistes n'est pas courante dans le concert alépin: mais elle
permet de le raviver, sans atteindre à ses fondements.
Grisés par l'ambiance, les instrumentistes se laissent aussi
entraîner par cette tonicité de l'improvisation. Ils la
déclinent à tour de rôle au moyen du taqsîm,
terme qui sous-entend une improvisation instrumentale, faisant de ces
enregistrements quelque chose dont la nature se révèle
à la fois fixe et mobile: ici forme et contenu éclatent
et en deviennent l'essence.
Pour les besoins de ces enregistrements les musiciens nous donnent
á entendre une version peu orthodoxe de la suite qui, si elle ne
procède pas de la façon habituelle d'agencer les
pièces constitutives, n'en recèle pas moins ses
qualités intrinsèques. La suite est ici ordonnée
autour de cinq formes principales: qasîda, mawwâl,
mûwashshah, dawr, qadd, auxquelles se greffent des
pièces de préparation et d'appoint: layâlî,
taqsîm, et samâ‘î.
La Qasîda
Improvisation vocale sur un poème classique
Bien que la qasîda s'avère être la forme
poétique la plus ancienne, puisque ce poème monorime et
monomètre est attesté dès l'époque
pré-islamique et constitue le moule par excellence de la
poésie arabe, la façon syrienne de l'interpréter
est conforme à l'égyptienne du tournant du XXe
siècle, art dans lequel les Égyptiens se sont
montrés de très grands maîtres. Il n'en demeure pas
moins que les Alépins ont réussi à élever
la qasîda à un niveau équivalent de
perfection. La qasîda exige un gros effort de
concentration: elle éclate comme un cri douloureux, qui
nécessite une attention soutenue, elle délivre un message
que la modulation permet d'avancer et d'enrichir. Elle doit être
menée avec la plus grande attention et réclame de son
interprète une présence à toute épreuve.
Cette improvisation mélodique libre sur une langue classique
forme le cœur de la wasla alépine. En outre et
tout comme en Égypte, la qasîda, ainsi que le mawwâl
peuvent être improvisés sur un ostinato (canevas
rythmique).
Le Mawwâl
Improvisation vocale sur un poème dialectal
Le mawwâl n'est pas originaire d'Alep. Cette forme
poétique ancienne, qui lors de son apparition à.
l'époque abbaside a été qualifiée de
déploration, s'est largement diffusée dans la culture
musicale arabe, quasiment dans sa globalité. Le mawwâl
se manifeste avec force dans la cité d'Alep au XVIIIe
siécle. Tant les frères Russell qu'Edward Barker un
siècle plus tard, insisteront sur son importance, faisant de
cette improvisation vocale le centre névralgique du salon de
musique. Il est vrai qui la même époque, le mawwâl
est également très répandu en Égypte
où il fera l'objet d'une attention particulière de la
part des membres de l'Expédition d'Égypte du
général Bonaparte. Le mawwâl s'articule
autour d'un court poème, en langue dialectale ou semi-classique,
librement interprété et qui, dans certaines circonstances
et en raison de son contenu poétique, peut prétendre au
qualificatif de ghazal, dans la mesure où il traite de
l'être aimé. Le mawweil est toujours
présent dans la wasla où il constitue l'un de ses
points forts. Il témoigne ainsi non seulement d'une
vitalité certaine, mais d'une continuité à toute
épreuve entre les siècles passés et nos jours,
puisque Alep est connu pour la qualité de cette improvisation.
Le Mûwashshah dit "Andalou"
Chant mesuré sur un poème classique
Le mûwashshah alépin pose problème et
soulève de nombreuses incertitudes quant â ses origines
chantées. En 1955 a été publié à
Alep la fameuse anthologie de Fu'âdl Rajâ'î et de
Nadîmm Darwîsh, Min Kunûzînâ al-halqa
fal-ûlá fi al-mûwashshahât al-andalusiyya,
[De nos trésors: le premier cycle des mûwashshahât
andalous], ouvrage majeur que tout chanteur sérieux consulte
sans relâche et qui moins qu'une partition qu'on
déchiffrerait, sert plutôt d'aide-mémoire, car
chaque interprète est personnellement nanti de variantes
transmises par l'oralité. Ce livre canonique montre que le mûwashshah
chanté à Alep suit les règles de la musique
ottomane, et notamment son équivalent turc, le sarki,
c'est-à-dire que ses formes vocales ne se décomposent pas
en rythme simple, comme le font les homologues algériens ou
marocains, mais se moulent dans des cycles rythmiques complexes: 7/4,
10/8, 14/4, 17/4, 20/4, 32/4 etc. Pourtant cet ouvrage,
véritable somme en soi, attribue au mûwashshah le
qualificatif d'andalou (mûwashshah andalusî) et par
conséquent l'impute à l'histoire prestigieuse de cette
contrée. Il est vrai qu'en tant que poème, le mûwashshah
est né dans le pays arrosé par le Guadalquivir.
La corrélation entre la ville d'Alep, le mûwashshah
et l'épithète andalou se devine pour la première
fois, en 1864. C'est l'époque où un moine alépin
du nom de Yûsuf Ayyûb al-Halabî, se rend â
Beyrouth où, sous l'impulsion du poète et
mécène Butrus Karama, un petit opuscule intitulé al-Darârî
al-sab‘ ay al-mûwashshahât al-andalusiyya [Les
sept chemins ou les mûwashshah-s andalous] voit le jour.
Cette propension des Alépins pour l'Andalousie, mise en exergue
par le titre de l'opuscule, reste entachée de mystères.
Elle est, semble-t-il, la première du genre. Pourquoi cette
manifestation andalouse soudaine et cette attraction pour un monde du
pané? Ou bien l'auteur ne faisait rien d'autre que de publier un
recueil de poèmes écrit dans le style du pays d'origine,
al-Andalus. Ou bien la ville d'Alep voulait échapper â
l'influence ottomane qui s'y exerçait, et raviver symboliquement
un rattachement historique avec l'Occident arabe. Le mûwashshah
ne forme pas uniquement le répertoire de la musique profane. On
le rencontre également dans le domaine religieux de l'Islam
alépin et syrien, celui de l'hynmologie sacrée, où
il suit les mêmes règles musicales que son homologue
profane et où il est par ailleurs très prisé. Dans
ce cas, le genre est alors appelé tawshîh ou mûwashshah
dînî, sans qu'il faille recourir à la
référence andalouse. Les mûwashshah-s ne
sont pas uniquement des héritages du passé. Ils ont
été constamment remaniés ou composés par
des musiciens nouveaux, mais dans le style ancien.
‘Umar al-Batsh (1885-1950)
Un grand rénovateur du míiwwashshah alépin
La ville d'Alep honore ainsi La mémoire d'‘Umar al-Batsh,
son défenseur et son propagandiste le plus prestigieux. Celui-ci
a laissé un héritage de près de 140 mûwashshah-s
de sa composition, et a ajoute a ceux transmis de manière
défectueuse par la tradition, la section (khâna)
qua manquait à l'édifice, comme le montre l'exemple de la
wasla en hijâz kâr kurd (index 5) dont le mûwashshah: Tif yâ
dûrri [Tourne ma perle rare], colporté anonymement, a
trouvé son équilibre final grâce à
l'addition d'une section nouvelle composée par ‘Umar
al-Batsh. Son oeuvre, loin de sombrer dans l'oubli, est sans cesse
interrogée par les interprètes contemporains. Toutefois
ceci prouve une chose: les mûwashshah-s archaïques
étaient encore moins développés que ceux
chantés de nos jours et représentaient donc un
état antérieur. Le genre n'a cessé de se modifier
pour atteindre sa plénitude probablement dans la première
moitié du XXe siècle. Il faut noter également
qu'à l'instigation de JJ.Weiss, les khâna-s des mûwashshah-s
de cet enregistrement sont interprétés à tour de
rôle par les deux chanteurs solistes afin de rompre l'aspect
monolithique du chant choral.
Le Qadd
Chant mesuré populaire sur un poème dialectal
Il est fort probable que le qadd soit une création
spécifiquement syrienne. Le qadd est une chanson en
dialecte alépin, dont le court poème de base
découle assurément du modèle poétique du mûwashshah.
En revanche sur le plan musical, il s'en sépare. Le qadd
valorise le rapport couplet-refrain absent dans l'élaboration du
mûwashshah. Généralement le qadd est
bâti sur des mesures simples, binaires ou ternaires. On dira de
lui qu'il procède de la chanson citadine mais populaire, et
s'est greffé à la suite wasla on il
représente, par son côté léger, son pan
conclusif et final. Le qadd peut aussi être placé
dans une succession de pièces autonomes qui porteront à
ce moment le nom de waslat al-qudûd. A l'origine, le qadd
a probablement été un poème d'obédience
mystique qui aurait échangé son message initial en langue
semi-classique, contre le dialectal alépin et troqué une
thématique contre une autre. Quant au contenu des poèmes,
ils célèbrent désormais l'amour, la nature, voire
la satire sociale. Le qadd atteint son zénith sur la fin
du XIXe siècle, puisque cette chanson, comparable à la taqtûqa
égyptienne, comme à la pasta irakienne, est
mentionnée en tant qu'occurrence dans la wasla
égyptienne.
Le Taqsîm
Improvisation instrumentale
Le Layâlî
Improvisation vocale
Le terme de taqsîm est noté pour la
première fois dans les écrits ottomans du XVIIe
siècle. Un siècle plus tard, le théoricien roumain
le Prince Cantemir, élevé à la cour d'Istanbul
sous le nom de Kantemiroghlu, révèle dans son
traité consacré à la musique ottomane, que le taqsîm
improvisation libre, possède une double nature: instrumentale ou
vocale. Toutefois dans le monde arabe comme dans l'univers
alépin, le taqsîm relève uniquement de
l'instrumental. Quant à sa correspondance vocale, elle porte le
nom de layâlî (pluriel de lâyl /
nuit). Cette dernière n'est signalée dans les
écrits égyptiens qu'a partir du XIXe siècle, mais
assurément elle devait être colportée
antérieurement par l'oralité, car le
procédé de l'improvisation vocale ou instrumentale
s'avère une structure inhérente de la pensée
musicale des peuples d'Orient. Taqsîm comme layâlî
sont là pour valoriser les qualités des musiciens et
tester leur compétence dans le domaine de la modulation,
véritable science musicale en soi, que délivre
l'instrumentiste ou le soliste chanteur à chacune de ses
apparitions.
Le Samâ‘î
Prélude instrumental mesuré
Dérivé du monde ottoman on sa graphie d'origine semai,
elle-même empruntée à l'arabe samâ‘
(audition), s'est à nouveau arabisée en samâ‘î,
ce dernier correspond à une forme instrumentale construite sur
un rythme à 10 temps introduisant à l'origine la liturgie
du Samâ (concert sacré) de la confrérie des
Derviches Tourneurs Mawlawi et Bektashi. Elle ouvre en
règle générale la wasla. Le samâ‘î
a toujours alimenté l'inspiration des compositeurs d'autrefois
comme ceux d'aujourd'hui et son répertoire tant syrien
qu'égyptien est très riche. L'apparition de ce genre
à la cour ottomane remonte au XVIIe siècle on à
l'époque, il désignait soit une pièce
chantée soit sa contrepartie instrumentée.
Christian Poché