Altera Roma / Venance Fortunat



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medieval.org
l'empreinte digitale ED 13123
febrero de 2000
Abbaye de Sylvanès






Altera Roma
Avignon, Musique au Palais des Papes, XIVe s.


01 - Agnus Dei   [2:06]
Apt · Ensemble Venance Fortunat

02 - Gloria   [2:53]
Ivrea · Ensemble

03 - Kyrie O Sacra Virgo   [6:18]
Apt · Ensemble

04 - Jhesu Corona Virginum   [2:02]
Apt · La Schola

05 - Ave Maris Stella   [0:45]
Apt · La Schola

06 - Gloria 'Baralipton'   [3:12]
Ivrea · Ensemble / EF PB GL

07 - Credo   [5:21]
Ivrea · Ensemble & La Schola

08 - Gloria Clemens Deus Artifex   [3:35]
Ivrea · Ensemble / DT LG FL MS

09 - Ave Regina Celorum   [1:29]
Girona · La Schola

10 - Credo 'Bonbarde'   [6:44]
Apt · Ensemble / DT FL LG EF MS

11 - Sanctus Sanans Fragilia   [4:22]
Ivrea · Ensemble & La Schola

12 - Kyrie   [4:19]
Apt · Ensemble / DT LG FL MS

13 - Sanctus de Tapissier   [2:06]
Apt · Ensemble



fuentes:
Apt: Tresor de la Basilique Sainte-Anne, ms. 16bis / #1, 3-5, 10, 12, 13
Ivrea, Biblioteca Capitolare, ms. 115 / #2, 6-8, 11
Gerona: Archivo Capitular, ms. Frag. 33/II / #9


VENANCE FORTUNAT
Anne-Marie Deschamps

DT  Dominique Thibaudat, soprano
FL  Françoise Lévy, mezzo-soprano
LG  Laura Gordiani, alto
EF  Éric de Fontenay, contre-ténor
MS  Michael Loughlin-Smith, ténor
PB  Patrice Balter, baryton
GL  Gabriel Lacascade, baryton



Avec la participation de
LA SCHOLA, Chœur de l'Université de Tours
Olivier Cullin

Stéphane Andrzejewski, Anne-Laure Baudoin, Matthieu Bouton,
Richard Bousquet, Sébastien Bouvet, Ingrid Chanteloup,
Christophe Chevallier, Rachel Denhaut, Colin Fleurier,
Marianne Gubri, François Hecquard. Émilie Jeanneau,
Sandrine Laroche, Marie-Aurélie Lascaud, Mathilde Livera




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Pendant près d'un siècle, Avignon fut l'Altera Roma, l'autre Rome, le siège d'une papauté au pouvoir restauré. La construction du Palais sous Benoît XII, puis Clément VI traduit avec éclat et ostentation cette puissance retrouvée. Le lieu est un écrin éblouissant, un instrument certes indispensable au bon fonctionnement du gouvernement de l’Église, mais aussi une scène où se déroulèrent de très grandes représentations du double pouvoir temporel et spirituel du souverain pontife. Comme les autres arts en Avignon, la musique aura pleinement contribué à façonner une culture brillante en passe de devenir, en cette fin de Moyen Âge, l'une des vertus majeures des hommes de pouvoir.

Les papes furent aussi de splendides mécènes. La papauté comme État et la position du souverain pontife comme celle d'un prince ne suffisent pourtant pas à expliquer le prestige dont la cour d'Avignon put s'enorgueillir. En ces temps troublés, la magnificence est une nécessité qui répond aux exigences d'une politique culturelle de représentation favorisant le maintien et l'accroissement du pouvoir qui la génère. Dès lors, la musique peut apparaître comme une manifestation symbolique de la puissance et de la vertu du prince-mécène qui démontre, en monarque éclairé et cultivé, sa capacité à assumer un pouvoir temporel par ailleurs âprement discuté. Cette étrange et nouvelle musique - la polyphonie mesurée aux couleurs de l'Ars Nova - chante la gloire de Dieu et de son représentant, mais elle touche aussi et décontenance en provoquant l'admiration de qui l'écoute, en attirant l'attention sur celui qui la commande. Le texte du Gloria Clemens Deus artifex s'inscrit parfaitement dans cette vision des choses tout comme les grandes fresques polyphoniques tels les deux Credo ou le Sanctus sanans fragilia.

Car cette musique n'était pas entendue de tous. Elle était avant tout destinée à l'usage inteme de la Curie ou à des visiteurs de marque et elle était exécutée par une chapelle bien organisée. En 1334, Benoît XII avait instauré le collège des capellani capelle (de 8 à 14 membres selon les pontificats) avec à leur tête un maître de chapelle pour chanter la messe et les divers offices. Il avait recruté très largement dans le Nord de la France des musiciens parfaitement formés aux exigences du service divin et bons connaisseurs des nouvelles techniques offertes par l'Ars Nova. Ce mouvement fut continué par Clément VI - comme d'ailleurs par tous les papes jusqu'à la Renaissance - faisant de la Chapelle pontificale une institution justement réputée et fort attractive. Celle-ci se divisait en deux groupes: les commensaux (capellani commensales) jusqu'à 34 chapelains et la chapelle privée (capellani intrinseci puis capellani capelle intrinsece) dont les chantres faisaient partie intégrante de la "famille " du pape, c'est-à-dire qu'il étaient rétribués directement par lui, dînaient avec lui et dormaient dans un dortoir spécialement aménagé.


A l'intérieur du palais, le service liturgique pontifical était assez divers. La messe privée du pape était une messe basse, in secreto, donc sans musique.

Les grandes fêtes du calendrier liturgique (Noël, Epiphanie, Purification, Rameaux, Pâques, Assomption, Toussaint, Saint Jean-Baptiste...) étaient naturellement empreintes d'une solennité toute particulière. La polyphonie pouvait rehausser de son éclat non seulement ces messes au rituel très élaboré, dites alors "pontificales" parce que le pape les célébrait ou encore Missa magna quand les cardinaux assistaient le souverain pontife, mais aussi les Vêpres au moment de l'hymne (Ave Maris Stella pour les Vêpres des fêtes de la Vierge, Jhesu corona Virginum pour les Vêpres de l'office des Vierges) ou encore les Complies (hymne Ave Regina pour la purification).

Pour l'ensemble des autres fêtes importantes ou non, ou dans le cas d'un hôte de marque invité au service liturgique, le Saint-Père assistait à la messe, mais ne la célébrait pas. Le cérémonial de la cour indique que les capellani commensales chantaient le Gloria, le Credo et le Sanctus de cette Missa coram papa.


On sait très peu de choses sur la destination exacte de ces pièces polyphoniques, mais on peut aisément penser que le caractère liturgique marqué d'une composition la destine sans doute aux messes pontificales.

Ainsi en est-il du Sanctus de Tapissier, pièce brillante et rythmiquement complexe qui incorpore toutes les difficultés d'un langage musical hautement sophistiqué, mais intègre aussi de manière très exceptionnelle l'intonation monodique du Sanctus en une singulière et tranchante opposition. Le très beau Kyrie O Sacra Virgo mêle au texte grec de la supplication un trope d'intercession destiné à la Vierge pour l'une de ses fêtes le ton sait allier ici l'élégance et la majesté souveraine à l'humble et douce ferveur d'une piété toute humaine. Il n'est guère que l'Agnus Dei pour retrouver une telle épure... On pourrait encore citer l'énigmatique Gloria à 4 voix du manuscrit d'Ivrea (f° 28v), lui aussi certainement destiné à l'une des fêtes de la Vierge en ce qu'il place au ténor le thème de l'hymne mariale Salve Regina pour le sublimer ensuite dans un contrepoint allusif: une section harmonique basée sur un double déchant à la quinte et formant des harmonies assez inouïes pour l'époque est reprise quatre fois en passant successivement dans les quatre combinaisons, associant division binaire et/ou ternaire, une des marques distinctives du langage de l'Ars Nova. Peut-il exister plus belle, plus parfaite, plus exquise conjonction entre une modernité exprimée dans le démembrement tout mathématique d'un temps réduit à ses fractions et l'intemporalité de la doxologie qui le traverse, plus manifeste démonstration d'une logique d'affirmation temporelle et spirituelle?


A l'instar des grandes fresques de Matteo Giovanetti qui couvrent le Palais des Papes, la musique a créé en ce lieu un espace tangible pour ses mises en scène réunissant dans une spontanéité et une liberté de ton tout à fait nouvelles le luxe, le faste et la pompe d'Avignon.


Un autre ordre sonore naît ici. Il joue bien sûr de tout l'arsenal rythmique que les avancées du langage musical au XIVe siècle mettent à sa disposition dans ces effets de hoquet si généreusement dispensés en magistrales et virtuoses conclusions (Gloria à 4, pl. 2 ou mieux encore dans le Credo "bonbarde"), dans ces alternances rythmiques affirmant la maîtrise de l'art de composer (cf. les mêmes pièces et le Kyrie O Sacra Virgo) dans ces enchevêtrements d'hémioles (Sanctus de Tapissier) et de chaînes syncopées (Gloria "baralipton"). La plénitude harmonique est aussi réelle. Simple et sage comme dans l'hymne Jhesu corona Virginum, imaginative comme dans le Credo "bonbarde", surprenante, voire dissonante dès lors que les règles de la musica ficta s'appliquent (Credo du manuscrit d'Ivrea, fº 32v-34) ou Gloria à 4 du même manuscrit), l'harmonie traduit avec assez d'éloquence les finesses et les raffinements d'un Ars Nova qui a su trouver sous la lumière d'Avignon un souffle et une inspiration inégalées.


Car cette musique respire, donnant aux lignes mélodiques un envol réel, sculptant ici et là de délicieuses échappées. Elle renouvelle surtout la réalité d'un tissu polyphonique que le Moyen Âge avait plutôt contraint, confrontant les voix à elles-mêmes, magnifiant la générosité des timbres en une expression sublime et bien réconfortante dans sa jouissance.

Faisant fi des diversités d'écriture, c'est sans doute la marque distinctive du style avignonais. Que l'on écoute encore et encore la virtuosité du Gloria "baralipton", que l'on savoure lampleur du Sanctus Sanans fragilia où deux écritures vocales - l'une soliste, l'autre chorale - se mêlent en une fresque éclatante, que l'on suive dans le Gloria Clemens Deus artifex l'ingénieuse disposition des textes chargée de contrepointer le sens même de la doxologie (ex "Et paix sur la terre . . ." "Clément (Clément VI) artisan de Dieu" ou plus loin les conjonctions "Roi des Cieux" / "Pasteur de l'Eglise" ; "Qui porte les péchés du monde" / "O Rédempteur"...).


Les vérités peuvent parfois être dissonantes : elles n'en sont pas moins chargées d'émotion, de tendre humanité, mais aussi d'une très puissante spiritualité.

Olivier Cullin