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Aeon AECD 1216
2010
Requiem XVe siècle
01 - Introïtus. Requiem aeternam [6:52]
02 - Kyrie [6:36]
03 - Epistola beati Pauli apostoli ad Thessalonicenses ·
plainchant [3:34]
04 - Graduale. Si ambulem in medio umbrae mortis
[8:25]
05 - Tractus. Sitvit animea mea [2:45]
06 - Tractus. Fuerunt mihi lacrimae [3:09]
07 - Evangelium secundum Joannem · plainchant
[4:01]
08 - Offertorium. Domine Jesu Christe [9:25]
09 - Prefatio [2:56]
10 - Sanctus [5:19]
11 - Agnus Dei [4:04]
12 - Communio. Lux aeterna [3:01]
anonyme
13 - Tantum ergo sacramentum [5:47]
dessus: Mathilde Daudy, Florencia Bardavid Hoecker, Marie Madeleine
Moureau, Marie Langianni
contre ténors: Jean Christophe Candau, Jean Etienne Langianni
ténors: Marcel Pérès, Luc Terrieux
basses: Jérôme Casalonga, Antoine Sicot
Direction artistique, prise de son, montage: Jean-Martial Golaz
Enregistrement : 3-6/11/2010, Abbaye de Sylvanès (France).
Lux Perpetua
«Notre civilisation est incapable de construire un temple ou
un tombeau. Elle sera contrainte de trouver sa valeur fondamentale, ou
elle se décomposera». (1)
Cette simple phrase qu'André Malraux prononça en 1956,
illustre, à rebours, la densité de ce que fut la
civilisation occidentale du XVe siècle, époque où
les temples exprimaient un savoir faire architectural qui
défiait la pesanteur et ciselait avec d'infinies nuances le
rayonnement de la lumière. La liturgie, pour laquelle ces
espaces avaient été conçus, ne fut jamais aussi
complexe et le culte des morts atteignit alors une intensité et
une profondeur inégalée.
Dès la fin de ce XVe siècle, la civilisation occidentale,
concentrée sur sa spécificité, se répandra
dans le monde et exportera sous toutes les latitudes ses modèles
de culture, de pensée et de foi. Les hommes de ce temps vivaient
encore dans une sorte d'absolu. Le Nouveau Monde commençait
à être découvert, seuls quelques aventuriers
exploraient les limites du monde connu, mais la capacité
d'essaimer était là, en germe, tout comme la graine, par
l'organisation interne des substances infimes qui la composent,
contient en elle la puissance prête à se déployer
dans le temps et l'espace lorsque le moment sera propice. En cette fin
du me siècle, le Christianisme occidental avait atteint un point
d'équilibre entre sa doctrine, ses rites et l'accumulation d'un
savoir-faire artistique, l'ensemble servi par une organisation
économique et sociale convergeant encore vers l'acte liturgique.
Pendant le XIVe siècle, la forme musicale des messes
polyphoniques s'était abondamment développée, mais
cette évolution ne concernait pas le rite des défunts
(2). Au XVe siècle le culte des morts pris une grande
importance. Le signe le plus tangible de cette évolution se
trouve dans l'efflorescence des messes polyphoniques pour les
défunts. Pour en saisir la dimension, il faut se
remémorer qu'au Moyen Age la polyphonie était la forme
musicale privilégiée pour exprimer le caractère
particulièrement solennel d'une célébration.
Déjà au XIIIe siècle Louis IX, les veilles de
batailles, faisait chanter la messe en polyphonie, sous la forme de
l'organum vocal (3). On appelait le traitement polyphonique du
plain-chant la positio solemnis, car la polyphonie permet
d'étirer le temps, d'entrer avec la plus grande ouverture de
conscience dans l'instant privilégié et solennel
créé par le rituel.
La messe des funérailles se chantait avec une extrême
gravité qu'il faut comprendre dans les deux sens du terme:
gravité concernant les fréquences sonores
destinées à explorer les régions les plus graves
de la voix humaine; gravité dans la lenteur du mouvement qui
justement permet aux fréquences sonores les plus basses de se
répandre pour faire vibrer, avec la plus grande amplitude, l'air
qui emplit l'espace où se déploie la liturgie. La
polyphonie est la technique qui offre, de manière optimale, la
possibilité de réaliser ces objectifs rituels.
Les premières messes polyphoniques pour les défunts, au
XVe siècle, sont toutes construites comme une efflorescence qui
tire sa substance dans la mélodie du plain chant — presque
toujours présente dans l'une des voix —
proférée en valeurs extrêmement longues. C'est la
technique dite du cantus firmus qui dérive de l'ancien
organum du XIIIe siècle. Ces messes de Requiem furent
composées par les grandes personnalités de la musique de
ce temps: Johannes Ockeghem, Guillaume Dufay, Pierre de La Rue, Antoine
Brumel. Tous ces hommes étaient des prêtres, des chanoines
et aussi de grands chantres. Leurs vies étaient
consacrées au service du culte divin. Ils occupaient cette
fonction car leur savoir-faire musical, leur connaissance du rituel,
leur sens du numineux et leurs voix les rendaient aptes à
conduire la prière liturgique et à ouvrir l'entendement
aux mystères célébrés. La musique qu'ils
composèrent pour le service des morts, reflète leur
intimité avec les textes et le rituel, elle témoigne de
toute une vie de méditation et de pratique du rite du passage,
celui qui accompagne les défunts jusqu'aux rivages de
l'au-delà.
En ce moment si sacré, si sincère et si tendre, lorsque
les célébrants entourent le défunt pour
l'accompagner dans son transfert vers la lumière
perpétuelle, l'attitude juste — celle qui ordonne le
corps, la pensée, l'esprit aux harmoniques des fins
dernières — trouve son véhicule
privilégié dans l'acte du chant. C'est un art oratoire.
Art, car il sollicite l'habileté de l'homme à construire
une architecture sonore émanant de l'espace-temps. Oratoire, car
il résulte d'un geste phonatoire, parole en acte qui rend
présent et révèle ce qu'elle invoque. Le mot
français oraison a perdu aujourd'hui le sens premier du mot
latin oratio, la parole vraie, celle qui abolit la distance
entre les sons, leur organisation dans le temps, et ce qu'elle
évoque. Ici la parole accompagne le défunt et les
célébrants au seuil de leur propre mystère.
Il ne s'agit plus d'appréhender le sens des mots
proférés au rythme de la parole vernaculaire. Ici le
Verbe sacré est contemplé dans sa vibration
première, comme une plongée dans l'atome du son dont les
différentes associations constituent les syllabes puis les mots
puis les phrases et induisent le sens accessible à l'esprit
humain. La polyphonie liturgique ne s'adresse pas à des
débutants. Le sens des mots est connu, les conséquences
de ce sens sont pleinement vécues par ceux qui consacrent leur
vie à la liturgie. En ces moments-là est
contemplée la substance des sons premiers qui, par l'ouverture
des voyelles et la percussion des consonnes, véhiculent
l'entendement humain vers les mystères de la mort. Cette
immersion dans la vibration des sons, où la matière
s'accomplit dans le temps, plonge les acteurs et les auditeurs dans
l'intimité du processus de l'incarnation du Verbe. Comme s'il
nous était donné de contempler par l'expérience du
chant liturgique le moment où ce Verbe est devenu vibration et
donc matière.
Le Requiem ici présenté est connu par cinq
sources, deux ne mentionnent pas de compositeurs, deux l'attribuent
à Antoine de Févin, et une, le Occo Codex,
à Antoine Divitis (4). Nous avons enregistré la version
transmise par ce dernier manuscrit écrit au début du XVIe
siècle. Le Occo Codex est ainsi nommé en souvenir
de son commanditaire, Pompeius Occo, riche homme d'affaire d'Amsterdam,
qui finança la confection de ce manuscrit, lequel contient une
quinzaine de messes de grands compositeurs du XVe siècle. Il
s'agit d'un livre somptueux richement enluminé,
créé, au début du XVIe siècle dans
l'atelier de Petrus Alamiré, l'un des derniers grands
calligraphes de l'Europe occidentale. A l'origine, ce livre
était destiné au culte de l'une des plus vieilles
églises d'Amsterdam, élevée au XIVe siècle
sur le lieu d'un miracle une hostie jetée dans le feu ne se
consuma pas. Cet évènement joua un rôle fondamental
dans la constitution de l'identité religieuse d'Amsterdam et
aujourd'hui encore il est célébré par une
procession silencieuse qui commence à minuit - un samedi au
milieu du mois de mars — et à laquelle participent tous
les ans près de 15 000 personnes. La plupart des pièces
de l'Occo Codex sont consacrées au culte du Saint
Sacrement. C'est pour rappeler l'usage premier de ce livre et le
contexte de sa confection que nous avons choisi de terminer cet
enregistrement par un Tantum ergo qui y figure, fruit d'un
compositeur anonyme, ce chant si bien construit — comme une
efflorescence naturelle de la mélodie du plain chant —
témoigne de la ferveur de ce temps pour le culte au Saint
Sacrement.
Le CIRMA a programmé, depuis 2005, l'étude
complète de ce manuscrit. Ce projet se déroulera sur une
quinzaine d'années et sera l'outil d'une structuration à
long terme de pratiques musicales nouvelles. Chaque messe est
étudiée au cours de sessions qui se tiennent à
Moissac et à Amsterdam en collaboration avec la Fondation
Zomerzang.
Ce Requiem présente la synthèse parfaite entre la
tradition du plain-chant et la haute technicité polyphonique des
chantres franco-flamands qui répandirent leur art dans toute
l'Europe occidentale; découvert à la fin du XXe
siècle, il n'a pas encore reçu toute l'attention qu'il
mérite. C'est une œuvre lumineuse. Les mélodies du
plain chant, constamment présentes, ciselées par la chair
vive de la texture polyphonique, flamboient, rayonnent et
révèlent l'énergie interne, qui,
transperçant les siècles, façonne le
déploiement du temps.
Antoine Divitis et Antoine de Févin faisaient partie de la
dernière génération de ces hommes qui, à la
fin de l'ère dite «gothique», portèrent
à son plus haut degré la science du nombre
appliquée à l'art des sons. Il faudra attendre un Jean
Sébastien Bach, puis, les combinaisons sérielles du XXe
siècle pour retrouver la fascination qui émane de la
contemplation sonore des lois du nombre, mais dans un tout autre
contexte. Car ces hommes des XIVe et XVe siècles
n'étaient pas que des compositeurs, ils étaient d'abord
des chantres — tous prêtres et chanoines —
attachés au service d'un rituel et par l'effet de leurs voix
consacrées ils manifestaient la présence d'une tradition,
non pas comme le catalogue suranné de gestes et de paroles
convenues, mais comme une énergie vivante, un feu immanent qui
illumine la conscience d'être présent à un
ordonnancement cosmique, tellurique et eschatologique: l'ordonnancement
du temps liturgique.
Marcel Pérés
Antoine Divitis
Connu sous la forme latinisée de son nom (Divitis), Antoine Le
Riche (en flamand Antonius de Rycke) naquit à Louvain vers 1475.
Il commença sa carrière à Bruges et fut
ordonné prêtre en 1501. En 1505, il entra dans la chapelle
de Philippe le Beau où il eut comme collègues Pierre de
la Rue et Alexandre Agricola. Il suivit Philippe le Beau en Espagne, et
y resta jusqu'en 1508. En 1510, on le retrouve comme maître de
chant à la chapelle d'Anne de Bretagne. Là, il eut pour
collègues Jean Mouton, Jean Richafort et Claudin de Sermisy.
Après la mort d'Anne de Bretagne, en 1514, il fut coopté
dans la chapelle royale de François Ier où il resta
jusqu'en 1525. Nous ne savons rien du reste de sa vie. Il alla
peut-être à Rome où il mourut vers 1530.
Antoine de Févin
Antoine de Févin est peut-être né à Arras
vers 1470 et mort à Blois à la fin de 1511 ou au
début de 1512. Aucun document ne permet de localiser le lieu et
la date de sa naissance, ses études, son ordination. Il
était issu d'une famille de petite noblesse originaire de
Febvin-Palfart, près de Saint-Omer dans le Pas-de-Calais. Son
père, Pierre de Févin était sieur de Graincourt et
Gannet, échevin d'Arras. Antoine de Févin fut prieur et
chantre au service de Louis XII (1462-1515). Glarean, un des grands
théoriciens de la musique au début du XVIe siècle,
le décrit comme un continuateur de Josquin Desprez. Cette
assertion serait à l'origine de l'idée qui ferait de
Févin l'élève et le disciple de Josquin. Il est
cité dans une lamentation de Crétin, et dans une
déploration de Jean Mouton qui fut un de ses collègues
à la cour. Son nom apparaît également dans un motet
de Pierre Moulinié. Rabelais le considérait comme un
musicien distingué.
Nota bene
Même si aujourd'hui la plupart des musicologues sont plutôt
enclins à attribuer ce Requiem à Antoine de Févin,
la réalité est que nous n'en savons rien. Les
carrières de Divitis et de Févin se sont croisées.
Divitis dirigeait la chapelle de la Reine, Anne de Bretagne, et
Févin celle du roi Louis XII. Lors des funérailles d'Anne
de Bretagne, en 1514, les deux chapelles ont chanté
successivement: la troisième messe par les chantres du roi, la
quatrième par les chantres de la reine. Antoine de Févin
était déjà mort depuis deux ans. Il se peut que ce
Requiem ait été chanté à cette
occasion, et, comme Divitis dirigeait la chapelle de la reine, un
témoin au début du me siècle le lui ait
attribué. On pourrait aussi imaginer que ce Requiem ait
été composé par Divitis à la mémoire
de Févin ou pour les funérailles de Philippe le Beau, roi
de Castille, en 1506... Mais ce ne sont là que des suppositions.
Il reste que l'attribution à Divitis de ce Requiem dans
le Occo Codex, qui est un manuscrit extrêmement
soigné, nous semble difficilement être, comme le
suggèrent certains musicologues, une simple erreur de
distraction du scribe. La raison doit en être beaucoup plus
profonde...
(1). André
Malraux, interview au Time, le 3 juin 1956. Source: Institut Charles de
Gaulle
(2). cf. Missa Gotica: Avignon—Toulouse—Barcelone XIVe
siècle, Ensemble Organum 2009; ZZT 090601
(3). cf. La Nativité de la Vierge, Ecole de Notre Dame Xle
siècle, Ensemble Organum, 1993 (HMC 901338)
(4). Occo codex. (Brussels, Royal Library Albert I, MS. IV. 922.)
Facsimile edition with historical introduction by Bernard Huys; 1979.