Bertran de Born, Troubadour et Seigneur de Hautefort
Michel Haze · Maurice Moncozet · Olivier Payrat · Mick Rochard




medieval.org
abeillemusique.com
Tròba Vox TR 023
2010





1. Ai, Lemosins, francha terra cortesa  [2:34]
musique de Bertran de Born
chalemie. chant: Maurice Moncozet et Olivier Payrat


2. Domna, puois de mi no·us cal  [6:55]
contrafactum sur Amb la fresca clardat par Berenguer de Palou
vielle à roue, rebec, viéle à archet, percussions. chant: Maurice Moncozet


3. Casuts sui de mal en pena  [4:30]
musique de Bertran de Born
(dans une version proposée et chantée par Jan dau Melhau)
ouds, rebec, percussions. chant: Olivier Payrat


4. Ges de dinar no·n fora oi mais maitis  [3:39]
musique de Bertran de Born
vielle, rebec. chant: Maurice Moncozet


5. D'un sirventes no·m cal far loignor ganda  [4:18]
contrafactum choisi par Bertran de Born:
Alamanda, emprunté au Si us quér conselh de Giraut de Bornelh
oud, guiterne, percussions. chant: Olivier Payrat


6. Rassa tan creis e monta e pòia  [5:08]
musique de Bertran de Born
rubab, rebec, viéle à archet, percussions. chant: Maurice Moncozet


7. Volontiers fara sirventes  [5:46]
contrafactum sur Bèl m'es quand son li fruch azur par Marcabru
vielle, rebec. chant: Olivier Payrat


8. Lo coms m'a mandat  [5:06]
contrafactum sur Contra amor vau durs e embronx par Raimon de Miraval
vielle à roue, rebec, oud, percussions. chant: Maurice Moncozet


9. Ara sei eu de pretz qu'al la plus gran  [5:17]
contrafactum sur Jamais nul temps par Gaucelm Faidit
oud, viéle à archet, percussions. chant: Maurice Moncozet


10. Ben gran avoleza intra  [3:21]
contrafactum sur Lo ferm voler par Arnaut Daniel
percussions, toun toun à l'archet. Olivier Payrat


11. Quan mi perpens ni m'albire  [6:46]
contrafactum sur Grèu fera nuls òm falhença par Folquet de Marselh
guiterne, flûte, vielle. Olivier Payrat




IMAGEN



Olivier Payrat — chant, ûd, vielle à roue
Mick Rochard — viéle, ûd, saz, guiterne, nay, cornemuses
Michel Haze — percussions
Maurice Moncozet — chant, rebec, flûtes, chalemie


Enregistrement réalisé les 9 et 10 novembre 2009
en la Chapelle du Château de Hautefort (24)
Co-production : Fondation du Château de Hautefort, Carrefour Ventadour, Syrinx, les musiciens
Prise de son et mixage Laurent Claude, Musicalia
Photos Arnaud Maitrepierre - Création graphique Câline Deschamps
Couv. détail Lettrine Bertran de Born BNF Ms Fr 12473 fol.160

© ® Tróba Vox TR023 -2010 - ISRC FR-38X10
Produced by Gérard Zuchetto


LES MUSICIENS

Olivier Payrat — Chant, ûd, vielle à roue
Se définit comme musicien occitan dau Lemosi, terre où il vit et qui nourrit l'eime (l'esprit) de sa musique. Il dit volontiers jouer les couleurs d'un pays auquel il se sent très lié, pour y dialoguer avec des styles de musique différents, passant de la lyrique des troubadours aux musiques populaires traditionnelles, mais aussi contemporaines, du répertoire arabo-andalou aux sources orientales, jonglant avec la liberté d'improvisation.
Depuis 1990, il est complice du chanteur occitan Bernard Combi, partage la générosité musicale d'autres musiciens comme Jan dau Melhau, Marc Delaunay, et aime à se faire musicien compère de conteurs.

Mick Rochard — Vièle, ûd, saz, guiterne, nay, cornemuses
Fondateur du « Concert dans l’Œuf », il étudie la littérature musicale du Moyen Âge, pratique les musiques baroques et renaissance tout en s'intéressant aux musiques traditionnelles d'Europe et du bassin méditerranéen. Guitariste de formation classique, luthiste, gambiste, il fut élève de Hopkinson Smith ; il joue également le nay et les cornemuses.
Il participe au « Troubadours Art Ensemble » de Gérard Zuchetto et dans diverses formations qui l'emmènent au Moyen-Orient, au Yémen et au Pakistan.

Michel Haze — Percussions
Depuis les années 70, Michel Haze s'est spécialisé dans la création de musiques de scène, en France et en Italie, en particulier pour le « Melkior Théâtre » compagnie de Dordogne.
Depuis 2003, il travaille régulièrement avec l'Ensemble « La Ròsa Salvatja » qui explore le répertoire des troubadours. Partisan d'un accompagnement « large » des chansons, il a mis au point un intéressant dispositif instrumental qui met en jeu « toun-toun », grand tambour, darbouka et cymbales de bronze.

Maurice Moncozet — Chant, rebec, flûtes, chalemie
Il explore le répertoire de la musique médiévale depuis 1977 avec le « Concert dans l’Œuf », fonde avec Pascal Lefeuvre l'ensemble « Tre Fontane » en 1985. En 2003, il fonde « La Ròsa Salvatja » pour approfondir l’œuvre des troubadours. Il travaille régulièrement pour le théâtre, en particulier avec « Le Temps Fort Théâtre ». Il participe depuis 2000 aux travaux du « Troubadours Art Ensemble » de Gérard Zuchetto (Milgrana, Na Loba, La Tròba) et intervient régulièrement comme compositeur pour le théâtre. Son intérêt pour les musiques du monde a traversé toutes ses activités et l'a amené à travailler avec des musiciens du Maghreb, du Moyen-Orient, de Bali et du Tibet.



Les n° des chansons entre parenthèses renvoient a L'amour et la guerre : l’œuvre de Bertran de Born, publié par Gérard Gouiran, 2 tomes, Aix-en-Provence, 1985. Les extraits ici présentés ont été adaptés par Luc de Goustine, sauf la version française de la sextine Ben grans avolesa intra aimablement prêtée par Dominique Billy.
Sur Bertran de Born, on peut se reporter en outre à la biographie historique de J.-P. Thuillat, Bertran de Born : histoire et légende, Périgueux, 2009, ainsi qu'aux actes de la Trobada de Hautefort, Bertran de Born, seigneur et troubadour, Cahiers de Carrefour Ventadour, 2010



1. Ai, Lemosins, francha terra cortesa (4)
Le récital s'ouvre en fanfare. Ce morceau de bravoure, composé pour saluer la « joyeuse entrée » en Limousin de Guicharde de Beljoc promise au vicomte Archambauld VI de Comborn, pourrait servir d'hymne patriotique à la province.

Ai Lemozis, francha terra cortesa,
Molt me sap bon qar tais honors vos creis,
Que jais e prez e deportz e gaiesa,
Cortesia e solatz e domneis
S'en ven a nos ; el cor estei anceis
Be·is deu gardar qui a druz se depeis
Per qal obras deu esser dompna quesa.

Dos e servirs e garnirs e largesa
Noiris amors com fai l'aiga lo peis,
Enseignamenz e valors e proesa,
Armas e cortz e guerras e torneis.
E qui pros es ni de proessa·s feis,
Mal estara, s'aoras non pareis,
Pois na Guiscarda nos es sai tramesa.

2. Domna, puois de mi no·us cal (7)
C'est à Maheut de Montignac que s'adresse cette canson célèbre. Une razon prétend (pour rehausser son charme ?) qu'elle était sœur de Maria de Ventadorn, car deux ou trois mêmes dames hantent les quelques chansons d'amour de Bertran de Born. Mais que lui a donc fait Maheut pour que son amoureux en vienne, en esprit et de cœur, à tenter de la re-composer en dompna soiseubuda – dame imaginaire et impossible synthèse de l'éternelle Hélène, pour qui fut déclarée la guerre de Troie?

3. Casuts sui de mal en pena (3)
Son culte aux « dames des temps jadis » n'aveugle pas le sire de Hautefort sur le charme de celles de son temps. Ici, son Hélène est Mathilde, sœur de Richard Cœur de Lion et femme d'Henri, prince impérial de Saxe en exil à Argentan et Caen où se tient la cour du roi Plantagenêt. Bertran y est convoqué en 1182 pour des motifs fort politiques. S'il traite la cour normande de « grossière » - « une cour sans libéralité n'est qu'un parc de barons » - au moins a-t-il sa méthode pour l'égayer, et embellir les dames qu'il courtise : décrétant la Saxonne plus belle encore que les « sœurs de Turenne », il est, à la troisième strophe de sa canson, ravi en extase érotique devant l'effeuillage de son sujet...

4. Ges de dinar no·n fora oi mais maitis (2)
C'est à la même Mathilde, sœur de Richard, que s'adresse cette autre chanson, véritable péan de louange adressé à la duchesse de Saxe en exil. Pour le charme de Mathilde, et l'honneur d'être assis à ses pieds sobr'un feltre emperiau — sur un coussin impérial - Bertran se dit prêt, malgré la grande disette qui sévit, à sauter son petit déjeuner (!) — sur ce point, les traducteurs divergent — voire à renoncer au Khorassan, grande province du nord-est de l'Iran que personne n'est prêt à lui proposer. En voici la dernière strophe :

V. Al gen parlar qe·m fetz et al bel ris,
Quan vi las denz de cristau
E·l cors graile, delgat e fresc e lis,
Trop ben estan en bliau,
E la colors fo fresca e rosana,
Retinc mon cor dinz sa clau.
Mais aic de joi que qi·m des Corrozana,
Car a mon grat m'en esgau.

5. D'un sirventes no·m cal far loignor ganda (11)
Ce sirventes reflète les tensions qui subsistent dans l'année 1183 entre le roi Plantagenêt et ses fils, qu'il a tenté de réconcilier à Angers. Bertran adresse de violentes remontrances à Henri, le « Jeune Roi » : il l'accuse d'avoir pactisé à trop bon compte avec son frère Richard et bradé l'honneur royal contre une pension et le droit de s'adonner aux tournois.
Ici Bertran confirme l'art des contrafacta, illustré par le présent enregistrement. A la différence des cansons, dont la plupart sont nées en même temps que leur musique originale, les sirventes, pièces de circonstances souvent hâtivement composées, n'avaient pas forcément de musique propre. C'est ainsi que leurs auteurs en empruntaient la mélodie à l'un de leur confrères - emprunt qui, contrairement à nos usages modernes en droit d'auteur, était pris pour un hommage flatteur. Nos musiciens ont su renouer avec cette pratique et choisir, pour toutes les œuvres non notées, la mélodie qui leur correspondait le mieux. Ici, Bertran montre l'exemple et facilite leur tâche puisque, à la 4ème strophe, il cite lui-même l'air de Giraut de Bornelh sur lequel il a brodé d'humeur chagrine ses remontrances au roi Richard. Voici les strophes I et IV du sirventes.

I. D'un sirventes no·m cal far loignor ganda
Tal talan ai que·m diga e qe l'espanda,
Car n'ai razon tant novella e tant granda:
Del Joven Rei q'a fenit sa demanda
Son frair Richart, pois sos paired comanda.
Tant es forsatz !
Pois N'Aenrics terra non ten ni manda,
Sia reis deis malvatz !

IV. Conseill vuoill dar el son de N'Alamanda
Lai a·n Richart, sitot no lo·m demanda :
Ja per son frair mais sos homes non blanda.
Nonca.is fai el, anz asetg'e·ls aranda,
Tol lor chastels e derroc'et abranda
Devas totz latz
E·l reis tornei lai ab cels de Guarlanda
E l'autre, sos coignatz.

6. Rassa tan creis e monta e pòia (1)
Cet autre sirventes de Bertran est un régal du genre. Pour l'historien, car la réunion de Richard Cœur de Lion, Raimon de Toulouse, Alphonse d'Aragon et du jeune Geoffroy de Bretagne interpellé ici sous le senhal de Rassa, n'a pu se produire qu'en 1173 à Limoges, la dernière cour tenue par Henri II avec Aliénor, qui se retrouvera bientôt captive en Angleterre. Il n'est pas moins original dans son genre poétique : divertissement de cour de facture soignée (il a sa propre musique) adressé à un tout jeune homme de quatorze ans, certes déjà fiancé et comte de Bretagne, sous forme de leçon mi-politique, mi-galante, où la troisième strophe est dédiée à la dame qui, entre ces grands seigneurs, aurait eu le bon goût de donner la préférence... à Bertran. Et c'est là, à nouveau en l'honneur de Maheut de Montignac, l'un des plus facétieux portraits de jeune fille de la littérature médiévale :

II. Rassa, dompn'ai qu'es fresque fina,
Cuenda e gaia e mesquina,
Pel saur ab color de robina,
Blanca per cor com flors d'espina,
Coude mol ab dura tetina,
E sembla conil per l'esquina,
A la fina, fresca color,
Ab bon pretz et a la lausor,
Podon be triar la meillor
Sil que se fan conoissedor
De mi vas cal part ieu ador.

III. Rassa, ais rics e orgoillosa,
e fai gran sen a lei de tosa
que non voill Peitieus ni Tolosa
Ni Bretaigna ni Saragosa,
Ans es tant de pretz enveiosa
Cals pros paubres es amorosa
Et am pres per castiador.
Prec li que·m teigna car s'amor
Et am mais un pro vavasor
Que comt'o rei galiador
Que la menes a desonor.

7. Volontiers fara sirventes (30)
Trois sirventes donnent maintenant la parole au poète satiriste et polémiste que fut Bertran. Le premier est écrit pour condamner le compromis du 22 juillet 1189 entre le roi Philippe de France et Richard Cœur-de-Lion, que Bertran trouve trop favorable à celui-ci. Volontiers fara sirventès est dans la tradition des imprécations morales qu'on retrouve dans la bouche des poètes de tous les temps, lorsqu'ils prennent une posture prophétique pour rappeler au monde décadent, outrancier, sans noblesse, que seule la mesura, vertu cardinale et divine, peut le sauver. Marcabru, troubadour de la même espèce, aurait volontiers prêté une mélodie à ce poème dont voici trois strophes.

8. Lo coms m'a mandat (9)
Le second sirventes appartient aux longues luttes entre Raimon V de Toulouse et Alphonse II d'Aragon. Bertran se prétend mandaté par Raimon pour échauffer les esprits en vue de la bataille qu'il veut livrer aux troupes d'Alphonse en 1181. D'où les rodomontades de ce brûlot de commande, que le troubadour traite sans trop de raffinement stylistique et avec une désinvolture proche de la provocation. Tout le programme — rabelaisien avant l'heure - tient dans la première strophe et l'inventaire des équipements guerriers mis hors d'usage dans la confrontation qui, bien entendu, prévoit la défaite d'Alphonse II. Pour honorer sans doute la réputation de boutefeu qui lui vaudra l'enfer de Dante et le poursuivra jusqu'à nous, Bertran conclut dans sa tornade : « Je veux que les hauts barons / soient toujours fâchés entre eux. » Mais voilà ! Par un miraculeux effet de la propagande guerrière, la bataille tant et si bien annoncée... n'a pas lieu.

Lo coms m'a mandat e mogut
Par N'Araimon Luc d'Esparo
Q'ieu fassa per lui tal chansso
On sion trancat mil escut,
elm e ausberc e alcoto,
e perpoing falsat e romput.

9. Ara sei eu de pretz qu'al la plus gran (34)
Le dernier sirventes vient confirmer la distance souriante, voire l'ironie avec laquelle Bertran envisage les campagnes militaires, même les croisades à l'égard desquelles il semble avoir ici l'esprit d'un soldat Schweik. En dépit de la gravité des premiers vers, cette apostrophe au Seigneur Conrad va cumuler toutes les arguties et les détours qu'un pacifiste impertinent ose servir de loin à un chef d'État en campagne.
Si Bertran ne s'embarque pas pour Tyr, c'est, dit-il, parce qu'ici même, « les comtes et les ducs, les rois et les princes » tardent à le faire, et parce que Philippe (de France) a peur de Richard, et Richard (d'Angleterre), peur de Philippe... Leur attitude est une insulte, dit Bertran : « Ils ne croient pas irriter Dieu en banquetant et en prenant du bon temps ? Vous endurez la faim et la soif, et ils ne bougent pas ! » Mais lui-même ne peut se retenir d'avouer qu'il ne part pas... à cause de sa blonde. Si dans la tornada enfin, il fait mine de trancher, c'est pour mieux se défiler : « ...car il est bien vrai que je dépends d'une dame telle / que, s'il lui déplaît que je fasse la traversée, je ne crois pas que j'irai. » Pour leur faire honte, Bertran sert ici à ses contemporains une parodie clownesque de « l'amour de loin » de Jaufré Rudel : à eux convient seulement, dit-il, « l'amour de près » !
Maintenant je sais du mérite qui a le plus grand de tous ceux qui se lèveront matin :
le Seigneur Conrad l'a plus parfait, sans détour, lui qui se défend là-bas à Tyr du Sire Saladin
et de sa mesnie cruelle.

I. Ara sai eu de prez qu'ais l'a plus gran
De totz aquels gus leyeron maiti :
Seigner Conratz l'a plus fi, ses enjan,
Qu·s defen lai Sur d'En Saladi
E de sa masnada croia.
Secora·l Deus, qe·l secors vai tardan !
Sols aurai prez qar soffre l'afan.

II. Seigner Conrad, a Jesu vos coman,
Q'eu fora lai a Sur, so vos afi,
Mas laisei m'en qar s'anavan tardan
Li comt'e·ill duc, li rei e li princi.
Pois vi midonz belle bloia,
per qe s'anet mos cors afebleian,
qu'eu fora lai, ben passat un an.

10. Ben gran avoleza intra (48)
Pour la sextine de Bertran de Born répondant è celle d'Arnaut Daniel, nous reproduisons la traduction que nous a confiée Dominique Billy et renvoyons au savant commentaire qu'il propose dans les actes de la Trobada de Hautefort. Musicalement, on notera comment les interprètes font entrer leurs instruments dans la subtile combinatoire des rimes alternées du poème.

11. Quan mi perpens ni m'albire (43)
Nous prenons congé de Bertran par les mots même dont il a pris congé du monde, des amours, des rires et des guerres, pour entrer au monastère de Dalon... C'était en l'an 1196, peu de temps après que son confrère Folquet de Marseille, troubadour et futur évêque inquisiteur de Toulouse, lui eût envoyé sa chanson de croisade en Espagne. Quant au Fraire qu'on trouve dans le texte, c'est Guillem de Bergueda, son ami, qui entra en même temps au monastère de Poblet.