Lux  /  Kantika


Messe de sainte Lucie à la cathédrale d'Apt (XIe-XIVe siècles)







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Integral Classic KANT 01

2006


Enregistrement: juillet 2006
Abbaye Blanche de Mortain




1 - Dilexisti iusticiam - introitus (XIIIe s.)   [5:58]
2 - Kyrie eleison & Caelestis terrestrisque uite rector - tropus (XIe s.)   [7:19]
3 - Gloria & Quem cuncta laudant - tropus (XIe s.)   [9:46]
4 - Dilexisti iusticiam - responsorium (XIIIe s.)   [2:54]
5 - Alleluia. Diffusa est gracia (XIIIe s.)   [2:30]
6 - Jhesu corona uirginum - hymne à 3 voix (XIVe s.)   [4:38]
7 - Offerentur regi uirgines - offertorium (XIIIe s.)   [6:24]
8 - Agios, agios, agios (XIe s.)   [3:36]
9 - Agnus Dei (XIe s.)   [5:01]
10 - Diffusa est gracia - communio (XIIIe s.)   [5:28]
11 - Ave maris stella - hymne à 3 voix (XIVe s.)   [3:43]




Kantika
Kristin Hoefener

Cserjési Kinga • soprano
Lucie Lacoste • soprano
Emmanuelle Thomas • soprano
Carlotta Buiatti • mezzo-soprano
Kristin Hoefener • mezzo-soprano



IMAGEN




Lucie vient de lux, lumière. La lumière en effet est belle à voir, parce que, selon saint Amroise, la lumière est naturellement gracieuse à la vue. Ses rayons suivent une ligne sans la moindre courbe, et traversent une étendue immense sans aucune lenteur. Par où l’on voit que la bienheureuse vierge Lucie brille de l’éclat de la virginité: elle va droit à Dieu sans le moindre détour…

Lucie, vierge de Syracuse, noble d'origine; entendant parler, par toute la Sicile, de la célébrité de sainte Agathe, alla à son tombeau avec sa mère Euthicie qui, depuis quatre ans, souffrait, sans espoir de guérison, d'une perte de sang. Au cours de la messe, Lucie dit à sa mère: 'Si donc vous touchez son tombeau avec foi, aussitôt vous serez radicalement guérie.' Quand toute l’assistance se fut retirée, la mère et la fille restèrent en prières auprès du tombeau; le sommeil alors s'empara de Lucie, et elle vit Agathe entourée d'anges, ornée de pierres précieuses; debout devant elle et lui disant: 'Ma soeur Lucie, vierge toute dévouée à Dieu,…, votre mère vient d'être guérie par votre foi.' Et Lucie qui s'éveilla dit: 'Mère, vous êtes guérie. Mais je vous conjure de ne pas me chercher d'époux; tout ce que vous deviez me donner en dot, distribuez-le aux pauvres.'...

(Légende Dorée, Jacques de Voragine)




Messe de sainte Lucie
Chants grégoriens et polyphonies de manuscrits médiévaux de la cathédrale d'Apt
(XIe–XIVe siècles)

La ville d'Apt, fondée entre 45 et 30 av. J.-C., est depuis le IIIe siècle le siège d'un évêché. Dans la cathédrale sont conservés des manuscrits liturgiques médiévaux qui contiennent entre autres la messe en l'honneur de sainte Lucie. C'est cette messe que l'ensemble KANTIKA a enregistrée comme une ode à la lumière. Depuis l'année 2005, les photographies de ces manuscrits sont accessibles au public à la cathédrale d'Apt.

Au Moyen Âge, la religion chrétienne est le fondement de la société et les églises, cathédrales ou monastères en forment le centre spirituel. Le chant sacré cherche à imiter la musique céleste sur Terre et il réunit les chrétiens pendant la liturgie. Il peut être vécu soit comme une expérience intérieure, soit comme une aide à la contemplation. Les offices sont chantés par les clercs, les moines ou les moniales, mais les fidèles peuvent participer au chant des hymnes. Les femmes avaient également leur place dans le chant liturgique. Dans les monastères, elles assuraient les offices quotidiens chantés. « Les femmes, elles aussi, chantent bien le psaume, ce doux chant convient à tout âge et aux deux sexes », a écrit saint Ambroise au IVe siècle.

Jusqu'au XIe siècle la musique était essentiellement transmise de manière orale. Les chanteurs de la Schola cantorum devaient apprendre par cœur tout le répertoire de l'année liturgique par cœur. L'apprentissage se faisait viva voce – par répétition orale. A partir du IXe siècle, pour mieux transmettre le chant grégorien, on commence à noter la musique sacrée dans des livres à usage liturgique. En imposant dans leur Empire une réforme de la liturgie, Pépin le Bref (715-768), puis Charlemagne (747-814), stabilisent le répertoire des chants liturgiques. Mais, pour uniformiser les chants, il fallait des supports écrits en grand nombre. Il s'avérait nécessaire d'inventer une notation musicale, qui puisse favoriser l'enseignement du chant dans les monastères et les cathédrales. Aussi la transmission de la musique se met à évoluer: elle ne se fonde plus seulement sur la mémoire. Dans la cathédrale d'Apt sont conservés des manuscrits médiévaux dont plusieurs manuscrits liturgiques, notés entre le XIe et le XIVe siècle. Leurs différentes notations musicales rendent témoignage de l'évolution de l'écriture musicale au Moyen Âge.



Tropaire du XIe siècle – Apt, Trésor de la cathédrale ms. n°17

Le tropaire est un recueil de chants liturgiques, les tropes, qui s'ajoutent aux chants de la messe les jours de fêtes importantes. Les premières collections de tropes datent du début du Xe siècle et la tradition continue ensuite jusqu'au XIIIe siècle. La notation musicale de ce manuscrit est aquitaine, et d'après le musicologue Charles Atkinson, le manuscrit aurait été écrit au XIe siècle à Apt. Ce manuscrit figure parmi les plus anciens manuscrits conservés actuellement à Apt. Les chants de l'ordinaire de la messe et leur tropes proviennent de ce manuscrit: soit un Kyrie eleison en ré avec son trope mélogène Caelestis terrestrisque uite rector, le Gloria en mi et son trope Quem cuncta laudant ut bona ualde, une composition originale avec un mélisme à la fin de chaque phrase qui reprend la mélodie du trope, un Agios agios agios en grec et un Agnus Dei en mode de ré. Le Agios (Sanctus), est un élément tout à fait surprenant dans la liturgie médiévale latine. Ce chant très mélismatique a été noté dans le manuscrit pour la fête de la Pentecôte. Il s'agit ici d'un bel exemple de références byzantines dans le répertoire du chant grégorien, comme l'on ne maîtrisait plus très bien la langue grecque, le texte est écrit en lettres latines mais non sans présenter quelques fautes. La mélodie en mode de ré, par contre, présente des caractéristiques typiques des mélodies aquitaines, et ses belles ornementations embellissent la liturgie.



Graduel du XIIIe siècle – Apt, Trésor de la cathédrale ms. n°6

Le graduel contient les chants pour la messe. Les neumes sont d'origine aquitaine, notés sur des lignes gravées « à la pointe sèche » et sur une ligne rouge, la ligne de fa, ce qui permet une parfaite lisibilité de la mélodie. Les chants de la messe en l'honneur de sainte Lucie sont notés sur des folios 108r-v.: l'introït Dilexisti iusticiam (mode de sol) qui accompagne l'entrée solennelle du célébrant, le graduel Dilexisti iusticiam avec le verset Propterea unxit te Deus (mode de sol), l'Alleluia Diffusa est gracia (mode de fa), l'offertoire Offerentur regi uirgines (mode de ré) et la communion Diffusa est gracia (mode de fa). Ces chants font partie de l'office des vierges, presque tous les textes étant empruntés au psaume 44. L'offertoire a été complété à l'aide d'un autre manuscrit aquitain, le graduel de Saint-Yrieix (Paris, BNF lat. 903) du XIe siècle, d'où proviennent les versets Eructauit cor meum et Adducentur in leticia ainsi que les prosules Lucis auctor et celsa laudes et Virginales resonemus iugiter laudes, ajoutées après le dernier verset pour rendre le chant encore plus solennel.



Recueil du XIVe siècle – Apt, Trésor de la cathédrale ms. n°16 bis

Ce recueil contient quarante-huit œuvres de l'ars nova et de l'ars subtilior écrites au XIVe siècle. Les compositions témoignent du rayonnement et de la magnificence artistique de la chapelle pontificale d'Avignon. Comme dans la plupart des manuscrits de cette époque, les différentes polyphonies du manuscrit sont écrites en parties séparées. La notation musicale des hymnes est caractéristique du début de l'ars nova (1320) selon le rythme, les notes de ( musique sont isolées, regroupées par deux ou trois et représentées par un simple trait. La plupart du temps, la musique est notée à l'encre noire. Dans la messe de sainte Lucie ont été inclus deux hymnes strophiques à trois voix: Ave maris stella et Jhesu corona uirginum.

Kristin Hoefener





La chapelle pontificale au XIVe siècle et le manuscrit d'Apt

Dans l'histoire musicale de la papauté, le XIVe siècle marque un tournant majeur dont témoignent le manuscrit n°16 bis du Trésor de la cathédrale d'Apt et le répertoire polyphonique qu'il contient. Installée à Avignon depuis 1309, la papauté est l'héritière de la riche tradition liturgique romaine et, dans un premier temps, veille soigneusement à la conservation des anciens usages. Ainsi, la célèbre décrétale Docta sanctorum (1324-1325) promulguée par le pape Jean XXII (1316-1334) condamne les pratiques polyphoniques apparentées à l'ars nova parce que la complexité nouvelle des lignes musicales, rendue possible par un nouveau système de notation arbitraire et proportionnel, a pour effet de rendre le texte liturgique de moins en moins compréhensible pour les fidèles, et donc de trahir la destination première de la musique dans la perspective de l'Eglise médiévale.

Toutefois, dès le pape Benoît XII (1334-1342), une nouvelle chapelle, à vocation uniquement musicale, est créée, ce qui rompt la tradition d'une fusion complète entre liturgie et musique. Son successeur, Clément VI (1342-1352) poursuit le mouvement entamé en recrutant principalement des chantres en France du nord et dans les Flandres, les régions d'origine de l'ars nova, et en faisant bâtir une vaste chapelle au sein du Palais des papes d'Avignon. A partir du milieu du XIVe siècle, peuplée de véritables professionnels rompus aux nouvelles techniques polyphoniques, cette chapelle devient l'un des premiers centres musicaux de l'Occident médiéval, contribuant au prestige du souverain pontife.

C'est à cette histoire que se rattache directement le manuscrit d'Apt. La première pièce, un Kyrie dont le trope commence par les mots Clemens Pater, a probablement été composé pour le pape Clément VI et constitue le plus ancien vestige du répertoire polyphonique d'ars nova à la chapelle pontificale. L'ensemble du manuscrit, copié par différentes personnes entre les années 1360 et la fin du XIVe siècle, permet de connaître une partie de la musique polyphonique de la cour avignonnaise. Son dernier propriétaire, qui a noté de sa main de nombreuses pièces, semble avoir été Richard de Bozonville, maître de chapelle du pape Benoît XIII entre 1395 et 1405 en même tant que prévôt de la cathédrale d'Apt. C'est sans doute ce personnage qui a légué le manuscrit au chapitre, ce qui explique aujourd'hui sa présence dans le trésor de la cathédrale.

Etienne Anheim





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