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Alpha DB 270 (LP)
1979
A
Hendrik ISAAC, ca. 1450-1517
1. Quis dabit
capiti meo aquam [6:30]
Elégie sur la mort de Laurent de Medici († 8 avril 1492)
sur un texte de l'humaniste Angelo Poliziano
Rome, Archivio della Capella Giulia · Florence, Biblioteca
Nazionale
Juan CORNAGO, deuxième moitié du 15e siècle
2. Morte merce
gentile aquill'altera [4:28]
Montecassino · El Escorial
an., deuxième moitié du 14e siècle
3. Puisque la mort
tres cruelment [5:00]
instrumental · Modène, Biblioteca Estense
an., ca. 1500
4. Leggiadre rime
[3:41]
Bologna, Conservatorio di Musica
B
an., 13e siècle
5. Homo miserabilis
~ Brumans est mors [3:54] Hu 142
Bamberg · Darmstadt · Las Huelgas
an., 12-13e siècle
6. Cum apertam
sepulturam [5:57]
Texte: Florence, Biblioteca Laurenziana
Musique: Turin, Biblioteca Reale
August NÖRMIGER, ca. 1560-1613
7. Mattasin oder
Totentanz [2:36]
instrumental · Tabulaturbuch auf dem Instrumente, 1598
Tübingen
an.12-13e s.
8. Les vers de la
mort [7:40]
Texte: Hélinant de Froidmont, fin du 12e siècle
Musique: 12e-13e siècle
Las Huelgas · Wolfenbüttel
La conception de la mort
et la musique macabre au Moyen-Age et à
la Renaissance
Au Moyen-âge et à la Renaissance, la musique et la
poésie étaient intimement liées aux rites et
à la personnification de la mort dans les légendes et les
coutumes populaires.
Les raisons de ce fait historique remarquable sont nombreuses et
diverses.
Un certain nombre d'événements avaient fait que la mort
était devenue une réalité quotidienne, presque
familière.
Ainsi, il y avait la peste qui faisait énormément de
victimes vers le milieu du 14e siècle et rayait parfois des
populations entières de la carte. Il y avait encore
l'épuisante guerre de cent ans qui fit des milliers de victimes.
Pour l'homme du Moyen-Age, la mort était devenue une
évidence énorme, inexorable, comparable en un certain
sens à cette autre vérité implacable: le contraste
social entre la richesse des grands de l’Église et la
misère noire de la masse des mendiants et des serfs. Rien
d'étonnant dès lors à ce que la mort fut
considérée comme un personnage, un ennemi familier et
concret. Seule une intime intégration, exempte de toute
sentimentalité, pouvait rendre possible cette confrontation
quotidienne.
De cette attitude découlent deux considérations qui
conditionnent toute l'existence de l'homme médiéval: la
mort est l'unique certitude de cette vie misérable —
misérable du moins pour la majorité de la population
— en outre, la mort abolit toutes les inégalités et
traite de même façon tous les hommes, papes, empereurs,
mendiants ou serfs.
Cette conception relativement brutale influence tous les arts qui
entretiennent quelque lien fonctionnel avec la mort — qu'il
s'agisse de la sculpture, de la poésie, de la peinture ou de la
musique. La musique macabre a un caractère réaliste
très marqué; elle n'en est pas moins l'expression de
sentiments COLLECTIFS. Le genre, empreint de fatalisme, d'impuissance
résignée, d'honneur et de perversité
jusqu'à l'obsession, rejette résolument toute
sentimentalité. Cette musique sarcastique qui se
préoccupe très peu de règles esthétiques,
est en quelque sorte la cristallisation de l'intrusion de la mort dans
la vie sociale de tous les jours.
Devant le même phénomène, l'humaniste adopte une
attitude très différente. Au 15e et 16e siècle, la
mort est pour ainsi dire synonyme de gloire. Elle n'est plus cet
événement fatal et terrible; au contraire, elle est
symbolisée par un paisible sommeil, image de
l'immortalité et, en tant que telle, partie intégrante de
la vision du monde. La mort et les funérailles ont même un
caractère de fête, le trépassé étant
comparé aux dieux immortels de la Grèce antique (cfr.
l'élégie de Lorenzo de Medici). Du reste, il ne s'agit
certes pas d'une coincidence si les premiers requiems polyphoniques
pompeux apparaissent à la Renaissance.
S'il n'y avait pas de place, au Moyen-Age, pour les émotions
individuelles excessives, la Renaissance voit dans la mort l'occasion
privilégiée de célébrer, avec une
émotivité exacerbée, l'homme universel. Cette
image idéalisée de l'homme, caractéristique de
l'art renaissant, atteint ainsi son point culminant dans la mort.
En résumé: au Moyen-Age, la mort, détachée
du contexte liturgique, est un événement fatal et
quotidien qui rend tous les hommes égaux — de là
l'idée de collectivité des trépassés. De
plus, la mort est souvent considérée comme la
libération d'une vie terrestre misérable. Pour
l'humaniste au contraire, le trépas est événement
exaltant qui donne lieu à des illustrations artistiques
très individualisées. Autrement dit, si au Moyen-Age la
mort figure l'ennemi quotidien, à la Renaissance, c'est
véritablement au événement extraordinaire —
au sens littéral.
Paul Van Nevel
LA MUSIQUE
FACE A
1. QUIS DABIT CAPITI MEO AQUAM?
(Hendrik Isaac ca. 1450-1517)
Elégie sur la mort de Laurent de Medici († 8 avril 1492)
sur un texte de l'humaniste Angelo Poliziano.
Sources:
1. Rome, Archivio della Capella Giulia, ms. XIII 27.N.23, folio 73'-75.
2. Florence, Biblioteca Nazionale, ms. Magliabechiana, cl. XIX N.58,
folio 79'-81.
C'est en 1474 que Isaac débarque à Florence où il
acquiert rapidement une renommée aussi grande que celle de son
maître Squarcialupi. A la mort de celui-ci, un an plus tard,
Isaac hérite de sa fonction. Il devient l'organiste de San
Giovanni et de Santa Maria del Fiore. Isaac est le maître des
fils du célèbre seigneur, Laurent de Medici, dit "Le
Magnifique". Florence atteint sous son règne le sommet de sa
puissance et de son rayonnement culturel. Laurent lui-même est
non seulement poète et humaniste mais il est également
fervent musicien et organiste: on ne trouve pas moins de cinq orgues
dans les appartements du duc. Quand disparaît ce grand amateur
d'art, deux de ses proches collaborateurs lui dédient une
œuvre.
Angelo Poliziano écrit une élégie dans laquelle on
retrouve l'esprit du défunt. Hendrik Isaac à son tour
souligne la magnificence et la tristesse cérémoniale de
ce texte à la Virgile, avec un grand souci du détail et
du symbole.
Dans le fragment "Heu miser" par exemple, la ligne mélodique
atteint les régions inférieures de la tessiture du
ténor (B-c); la composition musicale de la dernière
partie est remarquablement méditative. La partie du ténor
est constituée uniquement de "la" répétés,
longuement soutenus. Ceci est en opposition avec la mélodie
italienne de la partie centrale, plus active, où Isaac confronte
la partie descriptive du ténor avec la répétition
statique de la basse (et requiescamus . . .).
2. MORTE MERCE GENTILE AQUILL' ALTERA
(Juan Cornago, deuxième moitié du 15e siècle).
Sources:
1. Montecassino, Archivio della Badia, ms. N.871, pages 278-279.
2. Escorial, ms. IV-a-24, folio 91'-92.
Il existe de cette œuvre un grand nombre de variations et de
paraphrases, dont on trouve ici trois exécutions instrumentales.
La première variation est en fait la deuxième partie de
la composition (le manuscrit de l'Escorial mentionne "residiuum"). Dans
cette paraphrase on a conservé le schéma de base de la
première partie mais dans un autre tempo (binaire), et avec
certaines modifications mélodiques et harmoniques. La
deuxième paraphrase (anonyme, "Le Chansonnier Cordiforme Paris,
Bibl. Nat., collection Henri de Rothschild, ms 2973) est un
modèle rudimentaire de l'exemple. Le compositeur a
éliminé ici tout superflu.
Seules les cadences sont remarquablement enjolivées. De plus,
l'auteur mène une conduite mélodique saccadée et
suggestive, par la scission des phrases en parties distinctes au moyen
de pauses de semi-brèves.
La troisième variation est la plus éloignée de
l'exemple vocal (ou, y est-elle étrangère?). C'est
l’œuvre "Mort et Merchy" d'Egidius Prachius. Seuls les
motifs initiaux indiquent une éventuelle relation. La parodie et
la variation se confondent.
3. PUISQUE LA MORT TRES CRUELMENT
(anonyme, deuxième moitié du 14e siècle)
Source: Modène, Biblioteca Estense, ms. a.M.5.24, folio
7'-8.
Ce lamento sur la mort d'un être aimé est une des plus
remarquables élégies de la littérature musicale du
quatorzième siècle. La puissance dramatique, la rythmique
presque hésitante et les sonorités parfois criantes y
sont apportées de manière subtile.
La notation du cantus est donnée dans un tempo parfait
(3/4), tandis que le ténor et le contre-ténor
évoluent dans un tempo imparfait (6/8). Le résultat est
une composition lente mais déséquilibrée au niveau
du rythme, où les trois voix sont confrontées
linéairement. Le caractère incertain est encore
amplifié par la confusion des voix du ténor et du
contre-ténor dont les partitions sont d'ailleurs dans la
même clé.
Le caractère plaintif est soutenu par les lignes
mélodiques inhabituelles et les anachronismes dans les
évolutions harmoniques. Ces techniques provoquent une sensation
presque physique de l'obsession et de la désillusion.
4. LEGGIADRE RIME (anonyme, ca. 1500)
Source: Cancionero Musical de Bologna, No. XVI.
Bologna, Conservatorio di Musica G .B. Martini, Ms.Q.21.
Ce madrigal avant la lettre incarne avec des moyens simples le
parallélisme entre l'homme et la nature en ce qui concerne la
vie et la mort.
L'emploi simultané des pauses de longae dans toutes les
voix est caractéristique de la simplicité de la
méditation suggestive. Le compositeur crée, par
l'insertion de ces longues pauses, une ambiance oppressante autour de
ce récit de vie et de mort dans la nature. Afin de ne pas
gêner la déclamation, le compositeur abandonne
l'écriture contrapuntique et utilise un style plus homophone,
dans la tradition de la technique du frottole populaire.
FACE B
1. HOMO MISERABILIS ~ BRUMANS EST MORS
(anonyme, 13e siècle)
Sources: 1. Bamberg, Staatliche Bibliothek, Lit. 115, folio 20'
(BA)
2. Darmstadt, Hessische Landes- und Hochschulbibliothek, ms. 3471,
folio 6' (DA)
3. Burgos, Monasterio de las Huelgas, manuscrit non
numéroté, folio 127'-128. (HU)
Ce motet mortuaire de l'Ars Antiqua nous est transmis par trois sources
totalement étrangères entre elles. Le manuscrit espagnol
est une version à deux voix avec ténor et duplum.
Le manuscrit BA, qui est d'origine française, et le manuscrit
DA, de l'abbaye dominicaine de Wimfen (Neckar), sont des versions
à trois voix: on y a ajouté un triplum.
Il est intéressant de noter que le triplum et le duplum
sont écrits dans le troisième mode, tandis que le
ténor suit également cette rythmique. Notre
enregistrement reprend d'abord la version espagnole. Dans le manuscrit
HU, on retrouve fréquemment la plica (intervalle
quasi-glissando, glotte bloquée). Dans les manuscrits BA et DA,
plus nordiques, on retrouve moins cette plica. On y trouve, par
contre, un triplum, exécuté dans cet
enregistrement par une trompette (deuxième version).
Le texte du duplum repose sur une réflexion
philosophique quant au caractère périssable de l'homme.
Le ténor scande continuellement le même texte: Brumans
est mors, bru-mans ist tôt, o we der nôt. On
s'interroge encore quant à la signification du mot Brumans.
Deux hypothèses sont avancées. Ce vocable indique soit
une personne, soit il est dérivé du nordique
"brüdrman" (allemand brûtigomo) qui signifie
"fiancé". Dans ce cas, c'est au Christ Fiancé qu'il
serait fait allusion. Dans tous les cas, on annonce la mort d'une
figure célèbre.
La dure rythmique des voix et l'emploi de plica ne laissent
aucun doute quant au sens (moyenâgeux) des réalités
de cette procession mortuaire.
2. CUM APERTAM SEPULTURAM
(anonyme, 12-13e siècle)
Sources:
Texte: Florence, Biblioteca Laurenziana, Plut.XC. infer. No.13,
c47ª.
Musique: Turin, Biblioteca Reale, Vari 42, folio 17-18'
Cette œuvre est l'une des plus anciennes danses mortuaires
européennes des "versus de morte et divite", "danses macabres",
"dialogus mortis", "memento mori", "danzas de la muerte" et "ballo
della Morte".
Les fondements de la tradition des danses mortuaires sont difficiles
à découvrir. La mise au tombeau des premiers
chrétiens était déjà accompagnée de
cris de douleur et de versets plaintifs. Ils étaient
adressés par le défunt aux vivants. Le cimetière
était, au Moyen-Age, un AZYLUS CIRCUM ECCLESIAM, un lieu de
réunion, comme l'était d'ailleurs l'église.
L'expérience collective de la mort suscitaient les danses
cérémoniales au cimetière. Les rites mortuaires
étaient en fait un soutien aux plus défavorisés:
dans cette fiction temporaire, les inégalités sociales
étaient effacées. La mort exige que chacun la suive, sans
distinction de classe.
Cum apertam sepulturam provient d'une légende dans
laquelle trois vivants sont confrontés à un mort qui leur
parle du caractère passager de toute chose. La technique
moyenâgeuse du contrafactum est utlisée dans cette
œuvre. Le texte est accompagné d'une composition musicale
existante, qui, au niveau du style, de l'instrumentation, de la
prosodie et de l'ambiance symbolique, est parfaitement adaptée
au modèle littéraire.
3. MATTASIN ODER TOTENTANZ
(August Nörmiger, ca. 1560-1613)
Source: Tabulaturbuch auf dem Instrumente, 1598.
Tübingen, Universititsbibliothek, Sign.Mus.ms.40098.
L'organiste et compositeur de la Cour de Dresde, August Nörmiger,
établit, à la demande du duc Frédéric
Wilhelm von Weimar, un "Tabulaturbuch" pour la princesse Sophie, qui
avait alors onze ans.
La plupart des œuvres de ce recueil proviennent de compositions
vocales et instrumentales existantes. La danse mortuaire, que l'on
trouve dans ce recueil, est encore un exemple de cet art populaire,
égalisateur des classes, habillé à la mode
renaissance.
Ici également, on est touché par le dur sens des
réalités et l'absence de toute sublimation, inconnue dans
ce genre de rite mortuaire.
Le titre "Mattasin" est caractéristique de l'atmosphère
de cette danse. Dérivé de l'Italien "Mattacino" il
signifie "les sauts grotesques d'un arlequin".
4. LES VERS DE LA MORT
(Texte: Hélinant de Froidmont, fin du 12e siècle.
Musique: anonyme, 12e-13e siècle).
Sources:
1. El codex musical de las Huelgas, folio 8'-9.
2. Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, codex WI, folio 209'.
Tout comme "Cum apertam sepulturam", cette danse mortuaire est
bâtie à l'aide d'un contrafact musical, étranger au
texte d'origine.
Les vers du moine Hélinant contiennent, pour la première
fois, à cette époque une confrontation
systématique des classes sociales avec la mort.
Riches et pauvres, esclaves et rois, bourgeois et papes, sont
placés sur un pied d'égalité devant cette seule
certitude de la vie: la mort.
Paul Van Nevel