Zig-Zag Territoires 314
2012
01 - Omnes amici
ejus [3:21]
Text des Lamentations de Jérémie
02 - Lamentatio
sanctae Matris ecclesiae Constantinopolitanae [3:16]
Guillaume DuFAY, 1400-1472
03 - [7:15]
Ilahî dans le
Maqâm Nevâ
Attribuée à Hüseyin BAYKARA, descendant de Tamerlan,
sultan d’Afghanistan,
sur un poème de Haci Bayram Veli, XVème siècle,
Maître soufi du Sultan Mehmet II · en langue ottomane
Gazel dans le
Maqâm Nevâ
Chant libre sur un poème de Fatih Le Conquérant
d’Istanbul,
Sultan Mehmet II, pseudonyme «Avnî» · en
langue ottomane
04 - Peşrev dans le
Maqâm İrak [3:19]
ELÇİ, 1650?-XVIIème siècle
05 - Je voel servir
[3:33]
Gilet VELUT, actif vers 1409-1414
06 - Venimus
princeps [1:44]
ms Q18 Bologne
07 - Ağir
Semaî dans le Maqâm Pencgâh [4:31]
Abdulkadir MERAGÎ, sur un poème de Hafez · en persan
08 - Peşrev dans le
Maqâm Nevâ [2:50]
sultan BAYAZID II,
fils et successeur du Conquérant, 1447-1512
09 - [5:38]
Redeuntes in idem re
extract du Buxheimer Orgelbuch
La doulce jouvencelle
Richard LOQUEVILLE
10 - Danse de
Clèves, franchise nouvelle [2:37]
manuscrit des basses danses de Marguerite d'Autriche
11 - Basse danse,
Colinetto, Colinetto du Sérail [5:05]
Traité de Danses de Cornazzano
12 - Pour
délaisser tristesse [4:09]
anonyme
13 - Peşrev dans le
Maqâm Sipihr [2:21]
anonyme, transcrit par le Prince Kantemir, 1673-1723
14 - Gloria, Agnus
Dei [3:39]
Guillaume FAUGUES, actif entre 1470-1475, Missa Bassa Dasa
15 - Mevlevî
Âyini dans le Maqâm Pencgâh [5:42]
anonyme, sur un poème de Djélaleddin Roumi,
XIIIème siècle · en persan
musique de cérémonie des derviches tourneurs,
XIVème siècle
16 - Adieu mes
très belles amours [4:14]
Gilles BINCHOIS, 1400-1460
17 - Gazel dans le
Maqâm Acem Aşiran [5:42]
chant libre sur un poème de Fatih Le Conquérant
d’Istanbul,
Sultan Mehmet II pseudonyme «Avnî» · en langue
ottomane.
18 - Ôdes
[0:56]
improvisation au ney
19 - Yürük
Semaî dans le Maqâm Rast [3:46]
composé par Hafiz POST, XVème siècle ·
poème en langue ottomane
Doulce Mémoire
Denis Raisin Dadre
Paulin Bündgen, alto
Pascale Boquet, luth*
Bérengère Sardin, harpe renaissance
Bruno Caillat, percussions
Eva Godard, cornet à bouquin, cornet muet
Jérémie Papasergio, bombardes, doulçaines,
flûtes
Elsa Frank, bombardes, doulçaines, flûtes
Denis Raisin Dadre, bombardes, doulçaines, flûtes
et direction
* luth médiéval par Didier Jarny, décor de
Marie-Laurence Waldelöf
L’Ensemble Kudsi Erguner
Bora Uymaz, chant
Nuri Karademirli, oud
Derya Türkan, kementché
Hakan Güngör, qanoun
Kudsi Erguner, ney
Enregistré du
9 au 13 juin 2012 à l’église du Fils du Tonnerre
(Surp Vortvots Vorodman)
et le Centre Cultural du Patriarche Mesrop II Mutafyan d'Istanbul
Prise de son: Frank Jaffrès & Alban Moraud
Direction artistique, production, montage & mixage de
l'enregistrament: Frank Jaffrès
LA PORTE DE FÉLICITÉ
BÂB-I SAADET
La prise de Constantinople en 1453 reste un moment clé de
l’histoire. Le grand romancier Stefan Zweig inclut
d’ailleurs cet événement dans un recueil de courts
récits, Les
très riches heures de l’humanité, comme un
des moments décisifs de l’histoire universelle.
Cette date est même considérée par certains comme
marquant la fin du Moyen-âge et le début de la
Renaissance. En effet, la disparition de l’Empire byzantin marque
le début d’une nouvelle ère. Cet empire
perpétuait l’héritage gréco-romain
occidental qui avait périclité en Europe depuis les
invasions barbares et n’y subsistait plus que dans quelques
monastères. Sa capitale était par ailleurs située
à une position stratégique de première importance
entre l’Orient et l’Occident, l’Asie et
l’Europe. A sa chute, des lettrés fuient la ville et
viennent s’installer en Europe en apportant leur savoir et leur
bibliothèque comme le savant Constantin Lascaris qui se
réfugie à Milan puis à Messine où il
enseignera le grec. C’est dans ce contexte historique que nous
avons construit notre projet qui réunit les musiciens turcs de
l’ensemble Kudsi Erguner et Doulce Mémoire.
La prise de Constantinople par les ottomans, qui marque en fait non pas
la chute de Constantinople mais son renouveau, ne fera pas cesser les
échanges avec l’Occident chrétien. Il existait
déjà à l’époque byzantine une colline
en face de Byzance, Pera, et sur cette colline, à
l’intérieur de murailles, se trouvait la cité de
Galata, gouvernée par des podestats génois et
vénitiens qui abritait aussi des Français, des Grecs, des
Juifs et des Morisques.
En laissant aux habitants de Galata leurs biens et leur liberté
de commercer, le Conquérant de Constantinople, Mehmet II,
permettra à cette colonie de rester une tête de pont de
l’Occident chrétien dans ses relations avec La Porte de
Félicite (Bâb-i Saadet); la Sublime Porte est quant
à elle une appellation qui, à partir du XIXème
siècle, désigne le gouvernement ottoman.
Malgré les guerres incessantes que l’Empire Ottoman
entretient avec les européens, les échanges sont
permanents, commerciaux bien sûr, mais aussi artistiques.
François 1er établit la première
représentation diplomatique en 1534 et envoie des musiciens au
Sultan Soliman qui loue leur talent, mais: «ayant
observé que ce divertissement amollissait son ardeur
guerrière, le Sultan les récompensa, les renvoya et fit
briser leurs instruments. Puis il dit à l’ambassadeur de
France que c’était là un trait de politique du Roi
qui voulait imiter les perses qui avaient envoyé aux grecs le
jeu d’échec pour ralentir leur ardeur belliqueuse».
A partir de ce témoignage, je me suis demandé, avec Kudsi
Erguner, comment la colonie française et italienne avait pu
dialoguer avec les ottomans. En effet, la surdité des
européens du XVIème siècle aux musiques des autres
peuples m’a toujours frappé. L’exemple le plus
frappant est celui du voyage en Terre Sainte de Francisco Guerrero,
compositeur fameux du Siècle d’Or espagnol: dans son
récit El viaje de
Jerusalem, pas un mot sur la musique! Guerrero
musicien, compositeur n’a rien entendu, n’a rien voulu
entendre! Les ambassadeurs français à Constantinople ne
racontent pas grand-chose non plus, comme si les différences
entre nos musiques européennes et ces musiques étaient
telles qu’elles rangeaient ces dernières, aux oreilles des
européens, dans la catégorie des bruits.
La musique de l’Europe chrétienne du XVème
siècle, l’ars perfecta, donnée par Dieu aux
hommes dans sa perfection, se caractérise par la
complexité de sa polyphonie, l’écriture à
plusieurs voix, qui a atteint dans ce siècle un degré de
complexité inouï. Les ottomans eux, pratiquent une musique
monodique; tous les musiciens et chanteurs jouant la même ligne
musicale. La complexité est ailleurs, d’abord dans
l’infinie complexité du système des
micro-intervalles et dans une autre polyphonie, celle qui consiste
à jouer la même ligne tout en ne jouant pas comme
l’autre, source infinie de variations, d’ornementations,
d’initiatives personnelles. Il me plaît d’imaginer
que plus les musiciens européens étaient de grands
compositeurs formés à la maîtrise du contrepoint
(Francisco Guerrero!), plus ils pouvaient être sourds à
ces musiques si différentes des leurs. Par contre les
instrumentistes européens qui vivaient à Constantinople,
les fameux musicus, méprisés par les
théoriciens (teoricus) pour n’être pas assez
savants ont entendu la musique des janissaires ou celle qui se
pratiquait partout dans la ville. Les joueurs de pifari, ces
fameux haultboys présents à toutes les
cérémonies importantes mais qui accompagnaient aussi les
navires, jouant lors des escales, ont dû écouter avec
intérêt les zurna, les hautbois turcs. Les joueurs
de luth, cet instrument qui occupe au XVème et XVIème
siècles la place qu’occupera le piano au XIXème
siècle, n’ont pas pu rester indifférents au oud,
l’instrument qui est leur ancêtre; le joueur de
vièle, au kementché, les joueurs de
psaltérion au qanoun et les flûtistes au ney,
cette flûte de roseau qui produit des sons prodigieux.
Partant de cette hypothèse, les haultboys et cornets de Doulce
Mémoire se sont emparés de la musique de zurna
ottomane. Sous la direction de Kudsi, nous nous sommes initiés
aux micro-intervalles de certains Magâm, reflexe
facilité par notre habitude à jouer dans des
tempéraments très éloignés du
tempérament égal du piano. Un certain nombre
d’intervalles avec des demi-tons plus grands ou plus petits que
ceux pratiqués aujourd’hui dans la musique occidentale
sont tout simplement ceux pratiqués au XVème et
XVIème siècles dans des tempéraments dits
pythagoriciens ou mésotoniques. En échange, j’ai
donné des musiques de danse du XVème siècle
à l’ensemble de Kudsi Erguner. Là aussi, ce qui
m’intéressait à travers cette démarche,
c’était de voir comment des musiciens turcs pouvaient
s’emparer de musiques de danse issues du chansonnier de
Marguerite d’Autriche; comment cette musique monodique leur
parlerait. L’expérience est passionnante et enrichissante
pour nous car ils ont considéré ces partitions comme un
canevas sur lequel broder, orner, jouer à côté des
temps. Ces musiques étant modales, elles pouvaient parler
à des musiciens dont la pensée est modale. Nous avions
soudain le sentiment de nous retrouver dans le quotidien de
Constantinople au XVème siècle, avec des échanges
entre les musiciens et ce dialogue possible à travers des
musiques monodiques. Nous avons ensuite chanté le texte des
Lamentations de Jérémie, Omnes amici ejus, qui
sert de ténor à la Lamentation sur la perte de
l’église de Constantinople écrite par
Guillaume Dufay. Bora Uymaz, le chanteur de l’ensemble turc,
après l’avoir écoutée l’a reproduite,
mais sans que nous lui donnions la moindre indication. Il l’a
chantée à sa manière, c’est-à-dire en
la couvrant d’ornements et de glissandi. J’ai
souhaité que cet échange informel lors d’une
répétition soit présent en ouverture du disque car
il illustre parfaitement nos points de convergence et nos points de
différence.
Il est tout à fait singulier pour nous de constater que Kudsi
Erguner pense la musique comme devaient la penser les instrumentistes
européens du XVème siècle: transmission orale par
un maître, absolue liberté par rapport à un texte
écrit considéré comme simple aide-mémoire
à ne pas jouer servilement, nécessité
impérieuse de l’ornementation, et cette pensée
modale, c’est-à-dire du voyage mélodique dans une
échelle donnée que connaissaient et pratiquaient les
musiciens du XVème siècle.
Nous sommes tombés d’accord avec Kudsi sur la
nécessité que chaque ensemble défende son
répertoire dans sa pureté et sans aménagement. Je
défends depuis longtemps cette idée que pour que le
dialogue existe il faut deux personnes différentes. La fusion
qui efface les caractéristiques de chacun me semble aussi
dangereuse que la disparition dans le monde actuel de la
diversité biologique. Cet amenuisement des différences
est, hélas, à l’œuvre sous prétexte de
rendre ces musiques plus accessibles à tous; alors qu’en
réalité, en ne respectant pas les micro-intervalles de la
musique ottomane, ses tempi et son rapport au temps, on
l’affadit.
Kudsi Erguner a cherché pour cet enregistrement des
pièces vraiment anciennes du répertoire ottoman. Parmi
celles-ci on remarquera ces improvisations vocales spectaculaires, les gazel
sur les poèmes de Mehmet II, le Conquérant, la
pièce de cérémonie des derviches tourneurs et son
ternaire hypnotique, et tous les taksim, ces préludes
improvisés qui ont pour fonction d’installer le Magâm.
On notera la noblesse de ce répertoire proprement urbain et
joué à la cour du Sultan, la complexité de ses
modes rythmiques avec ses cycles de deux à cent-vingt temps, la
richesse mélodique de ses micro-intervalles (quarante et un
degrés dans une octave!), de ce jeu en glissandi. Il
s’agit bien là d’une autre polyphonie, une
polyphonie d’ornements et de timbres.
Pour dialoguer avec ce répertoire, j’ai choisi des
musiques du XVème siècle, le motet de Dufay
bien-sûr, œuvre de circonstance sur la chute de
Constantinople, mais aussi des chansons absolument inconnues de Gilet
Velut et Richard Loqueville composées sur la forme
poétique du rondeau et son alternance captivante entre AB a A ab
AB. Dans ces chansons, la mesure ternaire reste omniprésente, le
tempus perfectum associé à la perfection de la
Trinité. Une des pièces pour les haultboys est de
Guillaume Faugues, maître de chœur à Bourges dans
les années 1460 dont on ne connaît que cinq messes. Sa Missa la basse danse, dont
nous jouons le Gloria et l’Agnus Dei,
s’adapte parfaitement à l’ensemble des vents et
surtout au tempo de la basse-danse, cette danse de cour du XVème
siècle dont Faugues a utilisé un des ténors pour
construire sa messe. Colinetto
est aussi une basse-danse; l’ensemble Kudsi Erguner s’en
est emparé et il est devenu le Colinetto du Sérail.
Peut être que le jeu des instrumentistes européens
était plus proche de ce Colinetto du Sérail que nos
interprétations!
D’ailleurs plus tard, le violoniste Rognogni écrira en
1592 «certains chanteurs ont une manière de faire des
roulades à la façon des Maures, scandant les passages
d’une manière déplaisante à tous, chantant A
A A comme s’ils riaient; on peut les assimiler à des
Éthiopiens ou des Maures». Il semblerait bien que des
modes de jeu orientaux aient influencé nos musiciens!
Cette musique ottomane qui a su garder des traditions que nous avons
perdues peut être une source d’inspiration pour nous qui
jouons, au XXIème siècle, de la musique ancienne
européenne des XVème et XVème siècles. Il
est par exemple fascinant de constater la distance qu’il y a
entre les partitions conservées pour le ney (une source
écrite donc) et la façon de les jouer (transmission
d’une tradition orale), avec des ajouts permanents
d’ornementations, de vibrati, de glissandi et de
modes d’attaque des notes. Et si ces façons de jouer
devaient nous inspirer?
La rencontre avec l’ensemble Kudsi Erguner n’est ni un
projet de fusion, ni un projet de confrontation des différences
d’où les échanges seraient bannis. Elle se situe
bien ailleurs, dans cet art de la conversation où chacun
échange avec l’autre, à la recherche de ses points
d’accord, dans la limite de ses propres traditions et du respect
des différences. Qu’il me soit permis d’ajouter, au
nom des deux équipes, que ce fut aussi une formidable aventure
humaine qui nous a tous enrichis.
Denis Raisin Dadre
Tours, 21 juin 2012