Le Champion des Dames/ Continens Paradisi
Chansons de Gilles BINCHOIS & Guillaume DUFAY




medieval.org
Ricercar 228 • I Fiamminghi

2003


Le Champion des Dames
La Poésie de Martin le Franc
et la musique de Guillaume Dufay (ca. 1400-1474)
et Gilles Binchois (ca.1400-1460)
autour du
“Débat des Femmes”



1. Martin Le Franc — “Prologue”  [1:55]
2. Guillaume DUFAY. Bon jour bon mois, bon an et bonne estraine  [3:29]
soprano, ténor, 3 vièles, percussions

3. Martin Le Franc — “L'assault de Malebouche”  [3:19]
4. Gilles BINCHOIS. Nous vous voyons bien malebouche  [1:17]
texte: “Le Jardin de Plaisance et fleur de Rethorique”
soprano, ténor, rebec (M), 2 vièles, percussions
5. Guillaume DUFAY. Donnes l'assault a la fortresse  [4:56]
soprano, ténor, 3 vièles, percussions

6. Martin Le Franc — “Cristine de Pizan”  [3:23]
7. Gilles BINCHOIS. Dueil angoisseus  [3:01]
texte: Cristine de Pizan • soprano, 2 vièles
8. Guillaume DUFAY. J'ay grant dolour  [1:50]
rebec (T), luth
9. Gilles BINCHOIS. Adieu, adieu  [6:34]
soprano, luth 

10. Martin Le Franc — “L'Amour” selon Brief Conseil  [2:19]
11. Guillaume DUFAY. Se la face ay pale  [1:33]
chalemie, rebec (M), vièle, luth
12. Gilles BINCHOIS. Filles a marier  [2:03]
soprano, chalemie, vièle, rebec, luth

13. Martin Le Franc — “L'Amour” selon Le Champion  [3:41]
14. Guillaume DUFAY. Ce moys de may  [3:00]
soprano, ténor, rebec (T), luth, vièle, percussions
15. Gilles BINCHOIS. Triste plaisir  [4:48]
texte: Alain Chartier • ténor, luth
16. Guillaume DUFAY. Estrines moy, je vous estrineray  [4:00]
soprano, ténor, luth, 2 vièles

17. Martin Le Franc — “Corps de femme”  [2:41]
18. Guillaume DUFAY. Mon cuer me fait tous dispenser  [3:54]
soprano, rebec (T), chalemie, luth, vièle
19. Gilles BINCHOIS. Je loy mors  [3:26]
version instrumentale du Buxheimer Orgelbuchrebec (M), vièle
20. Guillaume DUFAY. Quel fronte signorille in paradiso   [3:10]
soprano, vièle (T), luth

21. Martin Le Franc — “Dufay et Binchois”  [2:06]
22. Guillaume DUFAY. Seigneur Leon   [3:07]
tenor: Benedictus qui venit in nomine Domini
soprano, ténor, rebec (M), vièle, luth, percussions



CONTINENS PARADISI
Thais & Marcelo Ohara

Witte Weber, soprano
Markus Schikora, ténor
Thais Ohara, vièle, rebec
Marcelo Ohara, vièle, rebec
Norihisa Sugawara, luth, vièle
Rogério Gonçalves, chalemie, percussion

avec la participation
d'Olivier Bettens, récitant





Enregistrement : Eglise de Notre-Dame de Centeilles, Novembre 2002
Prise de son et direction artistique : Jérôme LEJEUNE
Production : Jérôme LEJEUNE

Merci à Jean-Yves Haymoz, Marianne Gérard, Anke Lotz, Sonam Bernhard pour leur aide dans la réalisation de cet enregistrement.


Les instruments
Vièles : Rafael Ramacciotti (2001), Rudolf Hopfner (1992-1994), Fabrizio Reginatto (1983)
Rebec : Jorge & Jofer (1985)
Luth : Laurence K. Brown (1993)
Chalemie : John Hanchet (1996)


©: Enki Productions 2003
Ⓟ Ricercar 2003



English liner notes







LE CHAMPION DES DAMES


La «cause des femmes», un sujet d'actualité ? Peut-être... Il n'empêche que ce thème, inépuisable s'il en est, fut à l'origine d'une des plus violentes querelles du Moyen Age, une de celles qui passionnèrent durablement les milieux intellectuels, et dont le poète Martin le Franc se fit le «champion».

La satire contre les femmes est un lieu commun de la littérature médiévale : Le Roman de la Rose, grande œuvre allégorique qui connut, trois siècles durant, un extraordinaire succès européen contient des charges extrêmement vives contre la gent féminine et, partant, contre l'amour courtois et son imagerie. La deuxième partie de ce texte, composée par Jean de Meun, recèle les traits misogynes les plus acérés : Toutes estes serez et fustes / de fet ou de volenté pustes, ne craint pas d'écrire le poète Orléanais ! C'est pour la défense de ses semblables que Cristine de Pizan prendra le contre-pied. Protestant au nom de la morale et de la justice, elle livrera, dans l'Epître au Dieu d'Amour (1399) et dans la Cité des Dames (1406), une réponse pleine de bon sens et d'éloquence aux adversaires des femmes. Dédiant, en 1442, son Champion des Dames au duc Philippe de Bourgogne, Martin le Franc, partant de l'assaut de Malebouche contre le château d'Amour, une «avision» — c'est-à-dire un rêve — qui fait écho au songe initial du Roman de la rose, organise son œuvre comme un grand procès contradictoire avec réquisitoire, plaidoirie et, bien sûr, un jugement à l'avantage des dames. Il se livre ainsi à un enthousiasmant tour de force rhétorique dans lequel tout l'art du barreau se retrouve au service de la poésie.

Né à Aumale, en Normandie, vers 1410, le poète reçoit, probablement à Paris, l'instruction réservée aux clercs. Reçu maître ès arts, il entre au service de la maison de Savoie, puis il occupe diverses charges ecclésiastiques, notamment à Genève, Turin et Lausanne, dont il devient prévôt. Sa production littéraire s'intègre donc complètement dans une carrière ecclésiastique, ce qui n'a rien d'extraordinaire à l'époque. Le Champion ne se conclut-il pas sur une série de chansons à la Vierge ?

On trouve, dans ce poème, un passage souvent cité par les historiens de la musique : au livre quatrième, le Champion, célébrant l'état de perfection auquel sont parvenus les arts, rapporte que, sous l'influence de la «contenance angloise» d'un Dunstable, Dufay et Binchois ont inauguré une «nouvelle pratique», assertion qui recevra, plus tard, la caution théorique du Proportionale musices de Tinctoris. On a beaucoup glosé sur la nature de la «frisque concordance» qui caractériserait le «déchant» de Dufay et Binchois : il est permis d'imaginer que l'introduction des sixtes et des tierces parallèles, dissonantes en théorie mais présentes dans le schéma du faux-bourdon, dans une polyphonie continentale traditionnellement ancrée sur celui de l'organum à la quinte, fit sur les auditeurs un effet suffisant pour marquer durablement les esprits. Quelques vers plus loin, le Champion témoigne de la confusion de nos deux musiciens entendant, â. la Cour de Bourgogne, jouer des aveugles virtuoses dont le talent d'improvisateurs était inégalé.

Ces deux compositeurs, souvent mentionnés comme s'ils étaient frères jumeaux, eurent en réalité des destinées fort différentes. Guillaume Dufay mena l'existence errante qui fut le lot de bon nombre des grands musiciens des générations successives de franco-flamands. Né vers 1397 Cambrai, il exerça au service de grandes familles princières, notamment en Italie, mais surtout à la cour de Bourgogne et à celle de Savoie où il n'est nullement improbable qu'il ait pu croiser un certain Martin le Franc ! Au contraire, Gilles Binchois, né à Mons vers 1400, passa l'essentiel de sa carrière au service de la cour de Bourgogne, réputée peu extravagante. Cette image de sagesse et de simplicité se retrouve bien dans son œuvre où l'économie des moyens contrapuntiques met en valeur une mélodie fluide, entièrement au service d'un texte poétique souvent raffiné. Il n'est pas de meilleure illustration de cet art que Dueil angoisseux, sur une poignante complainte de Cristine de Pizan, ou l'admirable Triste plaisir, sur un rondeau d'Alain Chartier, poètes tous deux célébrés par le Champion. Point de grand texte chez Dufay, qui travaille dans le registre plus léger des chansons d'étrennes, ou dans celui d'un amour moins compassé que l'«aspre douceur» de Chartier. Il peut alors donner libre cours à sa virtuosité et livrer des compositions magnifiquement ouvrées et souvent fort complexes.

C'est justement lorsqu'ils puisent dans l'imagerie allégorique qui est celle de Martin le Franc que les deux compères se rejoignent. Lorsqu'ils stigmatisent Malebouche, grand contempteur des femmes et adversaire du Champion. Ou lorsque Binchois, avec Filles à marier, s'encanaille, au second degré, sur le terrain des chansons de «mal mariée»... En fait de mariage, force est de constater que celui des textes de Martin avec celui des chansons de Gilles et de Guillaume fonctionne on ne peut mieux !

On peut se demander, au reste, comment un texte de vingt-quatre mille vers parvenait à faire son chemin à une époque où l'imprimerie était encore en devenir et où les lettrés n'étaient pas légion. La copie manuscrite, et les neuf exemplaires qui nous en sont parvenus, ne sont évidemment que la part émergée de l'iceberg. La lecture publique, à voix haute, jouait — c'est indéniable — un rôle prépondérant dans la diffusion des œuvres littéraires. Partie de la rhétorique, et partie aussi des mœurs courtoises, cette «prononciation» des textes se fonde sur une tradition qu'il est possible de suivre sur plusieurs siècles. On retrouve ainsi la trace assez nette d'un «françois» courtisan, dégagé des lourdeurs de la rue et des terroirs, celle d'une langue épurée et mise au service de poésie et de musique, un françois «œuvre d'art» qu'il est tentant de donner entendre.

Et si, un jour de 1442, et pourquoi pas un jour de mai, Martin le Franc s'était rendu à la cour de Bourgogne pour offrir à Philippe son Champion ? Et si l'on avait profité de l'occasion pour en déclamer quelques extraits ? Et si des musiciens s'étaient mis de la partie pour l'agrémenter de chansons en vogue ? C'est à cette «avision», à cette fête imaginaire mais nullement invraisemblable que vous convie Continens Paradisi.

Olivier Bettens & Marcelo Ohara






Le Champion des Dames


Is the Matter of Women a topic for today? Perhaps not, but this inexhaustible theme was nonetheless the base for one of the most violent arguments of the Middle Ages, one of several topics that fascinated intellectuals of the time; the poet Martin le Franc was its undisputed ‘champion’.

Satire against women was commonplace in mediaeval literature: the Roman de la Rose, a great allegorical work that was extremely popular in Europe for over three centuries, contained extremely sharp criticisms of the female sex and of courtly love and its imagery. The second part of this text was written by Jean de Meun and contains incredibly bitter misogynist remarks; the Orleans-born poet did not hesitate to write such phrases as Toutes estes serez et fustes / de fet ou de volenté pustes ‘All of you were and will be / whores either by nature or by choice’.

Cristine de Pizan took up the lance to defend her sex; protesting in the name of morality and justice, she provided answers full of eloquence and good sense in her Epître au Dieu d'Amour (1399) and La Cité des Dames (1406).

Dedicating his Champion des Dames to Duke Philippe of Burgundy in 1442, Martin le Franc's starting point is Malebouche's siege of Love's castle; his avision, a dream or vision, recalls the introductory dream in the Roman de la Rose. He organised his work as a great contradictory trial with prosecution and defence and, of course, a final verdict in favour of the female sex; it is an enthusiastic rhetorical tour de force in which all his knowledge of the bar is deployed in the service of his poetry.

Martin le Franc was born in Aumale in Normandy around 1410; he then received an education in Paris that was reserved for those who would enter holy orders. Having gained his maître des arts, he entered the service of the house of Savoy before occupying various religious positions in Geneva, Turin and Lausanne, in which city he was appointed provost. His literary works are completely integrated into his ecclesiastical career, a state of affairs that was totally normal for the period. The Champion concludes, after all, with a series of songs to the Virgin.

The poem contains a passage that is often quoted by musicologists: in the fourth book, the Champion celebrates the state of perfection that the arts have attained; he states that Dufay and Binchois inaugurated a new style thanks to the influence of the ‘English countenance’ of Dunstable. This assertion was later to be answered by Tinctoris in his Proportionale musices. Much has been written about exactly what the frisque concordance that characterised Dufay and Binchois' déchant was; we may imagine that the introduction of parallel thirds and sixths, theoretically dissonant but present in the faux-bourdon technique, in a Continental style of polyphony that was traditionally based on the organum at the fifth, had a lasting effect on those who heard it. A few lines later, the Champion bears witness to the confusion of these two musicians when they heard blind virtuosi playing at the court of Burgundy; the blind musicians' talents for improvisation knew no equal.

Dufay and Binchois were often mentioned as if they were twin brothers but in reality had very different destinies. Guillaume Dufay led a nomadic existence, this being the fate of a large number of the great musicians who had come from several generations of French and Flemish stock. Born around 1397 in Cambrai, he devoted himself to the service of great princely families not only in Italy but also in Burgundy and Savoy; he may well even have met Martin le Franc there! Gilles Binchois, however, was born in Mons around 1400 and spent the greater part of his career at the court of Burgundy, one of the less extravagant establishments of the time. His image of wisdom and simplicity is well characterised in his works, where the economy of his counterpoint sets off the flowing melodies that are entirely at the service of poems that are often extremely elegant. There are no better examples of his art than his Dueil angoisseus, composed to a poignant lament by Cristine de Pizan, and his admirable Triste plaisir, composed to a rondeau by Alain Chartier. Both of these two poets are much praised by the Champion. There are no elegant texts for Dufay, who composed lighter songs for special occasions or described a love that was less rigid than Chartier's “bitter sweetness”. He was thus able to give free rein to his virtuosity and devote himself to magnificently detailed and often highly complex works.

It was precisely Martin le Franc's allegorical imagery that linked these two composers together; note how they stigmatise Malebouche, the great misogynist and the Champion's adversary. Or when Binchois, in his Filles à marier, takes on the popular style used for songs about the unhappy bride. While we remain on the subject of marriage, we should also note that the marriage of Martin le Franc's texts to Dufay and Binchois' music seems to work excellently!

We may also wonder how a text of twenty-four thousand lines was able to become so well known at a time when the craft of printing was still being developed and in which the majority of people could not read. The nine manuscript copies of the poem that have survived are clearly only the tip of the iceberg. Public readings must clearly have played a large part in making such works of literature known; allied to the art of rhetoric and to courtly manners, this reading aloud of texts was based on a tradition that can be traced over several centuries. We can also find clear traces of a courtly French that bears no hint of the street and the fields, a language that has been purified and put to the service of poetry and of music, a masterful French that it is highly tempting to make heard once again.

What if Martin le Franc had ridden to the court of Burgundy one day in May 1442 to offer Philippe his Champion? What if he had taken advantage of the occasion to read a few extracts aloud? What if the musicians of the court had then joined in to alternate the readings with some songs that were popular at that time? It is to this imaginary festivity — it could so easily have taken place — that Continens Paradisi now invites you.

Olivier Bettens & Marcelo Ohara
Translation : Peter Lockwwood





Le Champion des Dames, poème de Martin Le Franc est le plus important poème allégorique inspiré par le débat de la “Cause des femmes” qui inspira tout le Moyen Age. Ce poème évoque également la musique de la Cour de Bourgogne et nomme ses principaux compositeurs, Binchois et Dufay. Leurs chansons illustrent parfaitement le texte de Martin Le Franc. C'est en réunissant ces trois grands artistes pour défendre et honorer la femme du XVe siècle que Continens Paradisi vise 'à recréer ce moment riche et polémique de l'art en Europe.
Martin Le Franc's poem Le Champion des Dames is the most important poem to have been inspired by the “Cause des femmes”, the debates around which enthralled the entire Middle Ages. This poem also describes the music that was performed at the Burgundian Court and also names the Court's principal composers. Binchois and Dufay. Their songs express Martin Le Franc's text perfectly. Continens Paradisi aims to recreate this moment that was so rich and important for European art by reuniting these three great artists in the defence and honour of 15th century womanhood.